S’il y a bien une idée reçue sur l’Inde que je considère valable après l’avoir traversée du sud au nord, c’est que cet atypique pays se vit, bien plus qu’il ne se raconte.
Avant de découvrir la terre des maharajas, j’imaginais naïvement que ce nouveau chapitre de l’histoire vous serait conté ici en photographies. Je me trompais. Cela ne sera pas le cas. Durant cette fatigante mais ô combien enrichissante épopée, j’ai préféré cultiver le regard. Reléguant par la même occasion mon appareil au placard.
Me reste donc la voie hasardeuse : vous raconter humblement ce qui ne se raconte pas.
Ça s’appelle « Il était une fois : l’Inde du Sud ». Ça parle de la découverte d’un pays que l’on apprécie détester lorsque l’on ne déteste pas l’apprécier. C’est saccadé. Spontané. Tranché. Instantané. Nerveux, parfois fiévreux. Ça utilise le procédé de l’anecdote. Ça couvre mon parcours entre le vendredi 17 janvier 2014 à Chennai et le mardi 4 mars 2014 à Mumbai. C’est encore et toujours une nouvelle manière de partager avec vous les aventures que je vis sur La Piste Inconnue.
Et ça commence maintenant.
Sacrées vaches
Samedi 18 janvier 2014. Chennai. Tamil Nadu.
Le soleil guide mes pas en cette fin d’après-midi. Perdu dans des ruelles sans noms, c’est face à sa lumière que je marche entre puanteur et immondices, plein ouest, écrasé par le bruit ambiant. La sérénité du Sri Lanka me paraît déjà bien nébuleuse. Au loin, un attroupement. J’observe la scène, perché sur une caisse de bois. Tel du mauvais cholestérol que l’on aurait négligemment laissé s’accumuler, trois vaches nonchalantes bloquent une artère. Armé d’une barre de fer, un policier les frappe gentiment — ô détestable oxymore — et les fait déguerpir aux quatre vents. Je m’approche de lui, intrigué, pour me voir expliquer que les forces de l’ordre ont désormais le droit d’employer les gros moyens afin de « réguler » le trafic des bovidés dans la cité.
La loi des hommes a parlé. Les dieux n’ont plus qu’à s’y plier.
On n’arrête pas le progrès.
Punaises, moustiques, sas et hamburgers
Lundi 20 janvier 2014. Mahabalipuram. Tamil Nadu.
Le jour se lève bientôt. Je n’ai toujours pas fermé l’œil de la nuit, pris au piège que je suis entre un matelas infesté de punaises de lit et une chambre que quadrillent sans relâche des dizaines de moustiques.
Peu importe le clan, tous réclament mon sang.
Réduit à vivre dans le petit sas de sécurité que je me suis formé entre moustiquaire et couverture de survie, j’ai l’impression d’être la pauvre feuille de salade coincée entre le bœuf et le fromage d’un hamburger. En attendant mon heure, celle du lever, j’ai presque envie de m’évader.
L’ancien comptoir français
Mardi 21 janvier 2014. Puducherry. Tamil Nadu.
Voilà bien longtemps que je souhaitais la découvrir. Je viens d’arriver à Puducherry.
Dans la partie est de la ville, les rues portent des noms français. L’ambiance est calme, les mûrs fleuris et le sol propre. Tandis que je parcours des ruelles que ne renierait pas la Provence, des Indiens s’adressent spontanément à moi dans ma langue maternelle. Au détour de certaines vitrines, on voit même apparaître des croissants. Sentiment étrange que celui de retrouver un semblant d’atmosphère de retour au pays après un long voyage.
Les rapaces
Jeudi 23 janvier 2014. Puducherry. Tamil Nadu.
Pour tout un tas de mauvaises raisons, l’Indien moyen est un homme frustré.
J’ai beau l’avoir compris rapidement, je ne l’accepte toujours pas, et j’ai du mal à faire abstraction de ces regards affamés que la majorité des hommes que nous croisons posent sur Jennifer, la Canadienne qui marche à mes côtés. De vrais rapaces.
Alors que je peste face à tous ces lourdauds, j’admire sa manière de les tenir à distance en jonglant habilement entre les effets cinglants de l’indifférence et de la fermeté.
Les punaises de lit, le retour
Vendredi 24 janvier 2014. Puducherry. Tamil Nadu.
Rares sont les nuits que je passe seul depuis mon arrivée au pays.
Ce matin, je réalise avec horreur que la pointe de ma moustiquaire pyramidale a été prise d’assaut par une bonne centaine de punaises de lit pendant mon sommeil. Évaluation rapide. J’ignore par quel miracle, mais mon corps est indemne. La veille, je pensais avoir sécurisé la zone après en avoir anéanti au moins trois douzaines et laissé les corps sur place. Sans organiser la moindre cérémonie funéraire. En guise d’avertissement.
Je quitte dans la foulée la chambre envahie pour un dortoir. Sur cinq matelas : deux sont infestés, l’un est troué, l’autre mouillé. Le choix est cornélien.
Synchronicité
Lundi 27 janvier 2014. Madurai. Tamil Nadu.
C’est en faisant mon sac avant de quitter Tanjore que je l’ai brisée ce matin. Un geste maladroit et une seconde ont suffi pour mettre un terme à près de cinq ans de bons et loyaux services. Étendue sur le sol, la protection de l’écran LCD de mon D90 est dans un piteux état. J’ai beau l’étudier dans tous les sens, je ne vois pas comment lui rendre sa superbe.
Alors que la nuit est tombée et que je marche désormais dans les boyaux sombres de Madurai, un petit logo Nikon attire mon attention sur une échoppe en sous-sol. Je n’ai strictement rien à faire seul dans cette ruelle à une heure aussi tardive. J’y descends pourtant, connecté à mon intuition. Sur le comptoir, patiente nonchalamment l’objet que je convoitais sans pour autant y croire. Le timing est parfait, au point d’en devenir troublant. En France, j’aurais pu mettre des semaines à mettre la main sur un tel accessoire.
Le gaur
Dimanche 2 février 2014. Kodaikanal. Tamil Nadu.
En compagnie des Français Mélissa et Thomas, nous traversons à pied une zone boisée, dans les environs proches de Kodaikanal. Une forme imposante et sombre se dessine soudain à quelques pas devant nous. En une fraction de seconde, ma main droite est instinctivement descendue se refermer sur mon couteau. Je crains que nous ne soyons tombés sur un ours lippu, qui est à peu près le dernier animal que je souhaite rencontrer dans une forêt indienne.
Après analyse plus poussée, cet ours ressemble fort bien à un gros taureau. Dans le genre, le taureau le plus massif et le plus robuste que je n’ai jamais vu. À tel point que je me demande un instant si je n’aurais pas finalement préféré ce bon vieil ours lippu.
Avec prudence, nous contournons l’impressionnant bloc de muscles et de cornes, dont la tête seule doit largement faire mon poids.
Plus tard, Thomas m’apprends qu’il s’agissait d’un gaur. J’ai beau avoir collectionné toutes les fiches-animaux du WWF lorsque j’étais enfant, je crois bien ne jamais avoir entendu parler d’une telle espèce auparavant.
Eux n’en ont pas
Dimanche 2 février 2014. Kodaikanal. Tamil Nadu.
Quelques petites heures de marche et la traversée de deux vallées sont nécessaires pour rejoindre ce village coupé de tout, perdu dans les forêts montagneuses, depuis Kodaikanal. J’ai à peine posé un pied dans le hameau qu’un habitant m’invite dans sa maison, où il vit avec sa femme et sa fille.
Recevoir un étranger est visiblement un grand honneur pour cet homme. Tristement, je perçois également, derrière la fierté, une forme de honte dans ses yeux. D’un geste large des deux bras, il regarde autour de lui et me fait comprendre que c’est tout ce qu’il a. De la main droite, je touche son plexus solaire. De la main gauche, je pointe les montagnes alentours. J’ignore quelle est sa langue. Je lui fais comprendre que c’est ce qui bat au bout de chacune de mes mains qui importe. La honte se dissipe, et une forme évidente d’allégresse apparaît alors dans ses yeux.
Nous restons assis en silence. Longtemps. Touchés.
La maison n’est constituée que d’une seule pièce, que j’évalue à un peu plus de 6 mètres carrés. Sur un mur, des photographies, que l’on croirait tout droit sorties des journaux de Rudyard Kipling. Au sol, une paillasse. Quelques ustensiles de cuisine. Point de toilettes. Soudain, sa petite fille nous rejoint. Elle m’écrit son nom sur la paume. Elle est stupéfaite devant mon analphabétisme et ne comprend pas que je sois incapable de le lire.
Lorsque je les quitte, ils m’observent tous deux, fascinés de me voir enfiler de nouveau mes chaussures. Eux n’en ont pas, et n’en ont probablement jamais eu.
Jurrassic Park
Dimanche 2 février 2014. Kodaikanal. Tamil Nadu.
Le chemin sur lequel je me suis engagé est étroit. Pas plus de deux mètres de large, encaissé par des murs végétaux. Un frisson me parcourt l’échine lorsque je retrouve au détour d’un virage le gaur croisé ce matin, à quelques pas de moi. Avant de réaliser qu’ils sont désormais deux.
La situation est problématique. Ils barrent totalement la route vers Kodaikanal où je suis censé rentrer dormir ce soir. Il y a bien une voie alternative, mais celle-ci est plus longue, et j’ai déjà quelques dizaines de kilomètres accidentés dans les pattes depuis le lever. J’hésite à continuer. La manœuvre paraît délicate.
Alors que je m’apprête à tenter, je déclenche trois actions simultanées : l’un des gaurs tape du pied ; tous les poils de mon corps se hérissent ; un Indien qui a aperçu la scène me hurle de revenir en arrière. Il a garé son bus en contrebas, et m’ordonne d’y monter.
Je ne me le fais pas dire deux fois.
Il m’explique que ces animaux peuvent tuer un homme d’un geste et qu’ils sont craints par tous les villageois dans la région, car bien plus rapides et vifs qu’ils ne le paraissent au premier regard. Nous restons sagement assis là durant près d’une heure, enfermés dans le bus, en attendant que les deux mastodontes daignent libérer la voie, à accueillir tous les Indiens qui tentent comme moi de remonter vers Kodai.
Lorsque le bus est à moitié rempli et que les gaurs arrivent à nos côtés, leurs yeux curieux et imposants viennent se coller aux vitres du véhicule. J’ai l’impression de revivre la scène de la première rencontre avec le T. rex dans Jurassic Park.
Surtout, ne pas bouger.
La naissance de Baba
Samedi 8 février 2014. Kochi. Kerala.
Bientôt une semaine que nous voyageons à trois en compagnie de Mélissa et Thomas. Nous petit-déjeunons nos malasa dosas quotidiens dans ce qui doit être la meilleure cantine de Kochi, où nous avons rapidement pris nos habitudes, et taquinons Thomas, qui passe son temps à lisser sa moustache. Sans se départir le moins du monde de son élégance, il m’encourage à faire de même : cela plaira, tu verras.
Je ne le réalise pas encore. J’étais l’étranger. Je viens de devenir Baba.
Pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font
Lundi 10 février 2014. Ooty. Tamil Nadu.
Il fait nuit noire lorsque je débarque à Ooty. L’accueil est tout sauf original : je suis harcelé à l’arrivée par des dizaines de rabatteurs qui m’annoncent que je ne trouverai jamais où me loger en-dessous de 500 roupies, que toutes les guesthouses bon marché ont brûlé et que je vais me faire tuer si je m’aventure seul dans les rues.
Je les observe un par un. Attentivement. Tous sont hindous. Je les regarde dans les yeux et finis par leur demander comment ils arrivent à concilier mensonges, arnaques, hypocrisie, racisme, hindouisme et karma.
Silence lourd et gêné dans l’assemblée.
Alors que je m’éloigne et que plus personne n’ose me suivre, j’éprouve une profonde compassion pour ces esclaves d’un système social, économique et religieux, qu’ils ne comprennent pas. Quelques dizaines de minutes plus tard, c’est grâce à des locaux rencontrés dans la rue que je mange pour 30 roupies et m’endors dans une chambre sombre pour 200 de plus. Soit moins de 3 euros.
La peur du tigre
Mardi 11 février 2014. Ooty. Tamil Nadu.
La forêt m’entoure, et j’aperçois au-dessus de la canopée ce point au loin que j’aimerais bien atteindre. Je n’ai parcouru que quelques kilomètres. Il y a tant à découvrir. Et pourtant, je choisis de tourner les talons.
Pauline et Jérémy m’ont prévenu qu’un tigre a tué plusieurs paysans à proximité immédiate de la ville, il y a peu. L’information est confirmée sur place par les villageois. Par la BBC, également (cf. http://www.bbc.com/news/world-asia-india-25848815).
À raison ou à tort, je fais demi-tour. Car la forêt devient dense. Que je suis en train de m’isoler. Et que j’ai peur du tigre, ce matin.
Les punaises de lit, la résurrection
Jeudi 13 février 2014. Mysore. Karnataka.
Il est tard. Je suis en train de rédiger les aventures vécues la veille dans mon quatrième journal, allongé sur mon lit. Depuis que je suis arrivé dans cette chambre, je redoutais un peu ce moment. Ponctuelles comme autant de petits huissiers, les voilà qui émergent, à mesure que la nuit s’intensifie. Elles me prennent pour un donneur universel. Que je ne suis pourtant pas tout à fait. Elles sortent par dizaines, assoiffées de sang. Elles transforment la nuit en une nouvelle épreuve.
Les punaises de lit.
Une fois encore, je finis par dormir allongé sur une couverture, déposée à même le sol. À ce stade de ma quête, le matelas est un luxe dont je ne profite pas chaque nuit.
Le livreur
Vendredi 14 février 2014. Mysore. Karnataka.
Il m’interpelle. Me demande si je veux quelque chose à manger. Je lui réponds que non. Et continue ma route. Il me dépasse. Et continue la sienne. Tout en se remettant à cuisiner. Au guidon de sa moto.
Tout va bien. Je suis toujours en Inde.
Première consultation
Dimanche 16 février 2014. Mysore. Karnataka.
La fièvre s’est invitée en moi il y a quelques jours et ne me quitte plus depuis. Il est grand temps d’aller consulter un médecin. C’est en général le moment que choisit Murphy pour s’inviter également, et le voilà justement qui frappe à la porte. Nous sommes dimanche. La seule option est donc le service de consultations de l’hôpital.
Une grande aventure commence.
Après avoir tourné un moment dans les couloirs de l’édifice à essayer de m’orienter en déchiffrant les panneaux hindis et kannadas qui tapissent les lieux, je finis par comprendre qu’il me faut faire la file indienne — et je me rappelle pourquoi celui qui a inventé cette expression était en contact avec des Sioux et en aucun cas avec les habitants du coin — afin de déposer un formulaire qui me permettra d’être assigné à une salle de consultation.
Arrivé au seuil de ladite salle après avoir encore une fois tourné tellement que je suis désormais capable de dessiner un plan en coupe de chaque partie du bâtiment les yeux fermés et avec les pieds, je crois halluciner.
La salle, sorte d’espace mal défini entre deux cloisons bancales, est remplie d’Indiens.
À travers les toux et les pleurs, je distingue vaguement dans un coin de la pièce les blouses blanches de deux praticiennes. Je comprends que les consultations ont lieu ainsi, au vu et au su de tous, dans l’interstice incertain ouvert entre le regard d’une femme médecin et la bedaine du malade qui attend impatiemment dans votre dos son tour prochain. À la mode indienne, je me colle à celui qui me précède. Cela n’empêche pas cinq ou six Indiens de me doubler. Lâchement. Au prétexte que je ne suis pas des leurs. L’air de rien.
Plus j’avance dans cet amas invraisemblable et plus je suis heureux de ne pas venir consulter pour un problème d’hémorroïdes.
Une demi-heure plus tard, à un peu moins de deux mètres de l’arrivée, je me suis même fait une nouvelle petite amie. Au sens propre, cette fois. Haute comme sept pommes, elle s’est mise à jouer avec moi à « Tu me vois, tu me vois pas ! », planquée dans les jambes de son père.
Lorsque j’arrive enfin en face de la personne tant attendue, j’espère de tout cœur qu’elle ne va pas m’introduire dans la bouche cette espèce de spatule métallique qui a connu, sans le moindre nettoyage, le contact avec à peu près toutes les langues qui m’ont précédé depuis mon entrée dans la cabine.
Le silence, si difficile à produire dans ce bruyant pays, se fait soudain. Tous les yeux de la pièce sont rivés sur l’étranger que je suis. En cas d’erreur médicale, j’ai une bonne cinquantaine de témoins. À 10 roupies indiennes la consultation, c’est-à-dire trois fois rien, je finis par m’en sortir plutôt bien.
Après avoir quitté les lieux, je passe dans une pharmacie. Pour constater avec plaisir que l’on y découpe les tablettes d’antibiotiques avant de me vendre exactement le nombre de gélules prescrites. Pas une de plus, pas une de moins. Sur le chemin du retour, entre la tête qui tourne et les frissons, ce détail insignifiant me rappelle amèrement l’une des raisons pour lesquelles, dans un autre monde, Sanofi est devenue peu à peu la première capitalisation boursière du CAC 40.
L’important, ce n’est pas la chute…
Mardi 18 février 2014. Shimoga. Karnataka.
Shimoga. J’y débarque en soirée après avoir quitté Mysore huit heures plus tôt. Sur ces huit heures de trajet dans le bus infernal qui m’a conduit jusqu’ici, j’ai bien dû passer un total de 16 bonnes minutes en suspension dans l’air.
Je l’ignorais avant d’arriver en Inde, mais la totalité des routes du pays sont criblées de dos d’âne traîtres et autres joyeusetés vallonnées, que la plupart des conducteurs prennent un malin plaisir à négocier pied au plancher, entraînant dans leur sillage une sorte de ola involontaire chez tous les pauvres passagers du véhicule. Plus ou moins gracieuse et maîtrisée. Selon que ces derniers soient ou non endormis.
Certains conspirationnistes affirment même que ces dos d’âne sournois sont la solution silencieuse adoptée par l’Inde en réponse à la problématique grandissante de la surpopulation. Choisis ton camp, camarade.
Conspiration ou pas, un seul atterrissage mal négocié m’a suffi. Pendant tout le trajet, j’ai cherché à l’éviter, mais j’ai dû admettre bien vite que je ne sais toujours pas léviter. En arrivant ce soir à Shimoga, je me promets solennellement que désormais, avant un trajet en bus, jamais plus je n’opterai pour le port d’un caleçon.
La réclame
Mardi 18 février 2014. Shimoga. Karnataka.
Pour la première fois depuis bien longtemps, je me suis assis ce soir devant la télévision.
Je zappe sur le National Geographic Channel, et tombe avec plaisir sur un épisode inédit de Air Craft Investigation. Avant de réaliser bien vite que la bande son est doublée en hindi. La belle affaire. J’ai beau m’accrocher et parvenir à isoler les termes techniques, dont le vocable est international, je ne comprends pas les causes de l’accident. Les sous-titres anglais ne sont pas disponibles. Je zappe donc à nouveau, pour tomber cette fois sur les premières scènes de Kill Bill : Volume 2 en VO. Ô joie ! Trente minutes plus tard, dont dix minutes de publicités pour la dernière voiture écologique et le dernier smartphone qui pense pour vous, j’abdique, et vais retrouver mes rêves lucides. Eux sont garantis sans coupures.
Pour la première fois depuis bien longtemps, je me suis assis ce soir devant la télévision. Pour la première fois depuis bien longtemps, je me suis rappelé pourquoi voilà des années que je ne la regarde plus.
180 secondes
Mercredi 19 février 2014. Hampi. Karnataka.
Dans une autre vie, je suis persuadé que ce coq possédé était un sablier.
Quatre heures après le coucher du soleil, il se met à chanter. Toutes les trois minutes. Comme ça. Pour rien. Il s’égosille dans le néant. Sans s’arrêter. Six heures après le coucher du soleil, au moment où le coq fatigue, ce sont les chiens du voisin qui prennent le relais et se lancent dans une sorte de bossa nova canin. Sept heures et demie après le coucher du soleil, ils finissent par réussir à réveiller le bébé, qui se rendort rapidement. C’est le moment du spectacle où le gecko percussionniste entre en scène pour s’assurer que le silence ne s’infiltre surtout pas ici. Quand arrive le petit matin, je pense que même les sismologues néozélandais comprennent que la famille qui m’héberge est debout au complet.
Qu’on se le dise, le concept de respect du sommeil d’autrui n’existe pas ici.
Le sâdhu
Jeudi 20 février 2014. Hampi. Karnataka.
Sa barbe ferait presque ressembler la mienne au duvet incertain d’un adolescent boutonneux. Tandis que je passe devant lui après avoir quitté mon lit tôt ce matin, pour explorer la zone, il m’interpelle, et m’invite à m’asseoir un instant à ses côtés.
Pour rentrer dans la petite pièce, creusée à même la roche, qui lui sert à la fois de chambre, de salon, d’espace de méditation, de bibliothèque, de dressing et de cuisine, nous avons dû courber l’échine. C’est la première fois que je rentre en contact avec un sâdhu. 5 ans qu’il n’a pas bougé d’ici, au point que ses jambes peinent désormais à le supporter.
Je ressors perturbé de cette rencontre, tant, malgré nos différences, j’ai perçu dans le discours et les pupilles de cet homme cette même quête d’absolu qui m’anime. Tous deux cherchons à déchirer le voile de l’illusion. Tous deux avons le sentiment de progresser sur nos chemins respectifs. L’un a pris la voie d’une dure sédentarité, l’autre, celle d’un souple nomadisme.
Et si je faisais fausse route ? Le saurais-je seulement ?
La seule vraie richesse
Vendredi 21 février 2014. Hampi. Karnataka.
Années après années, mois après mois, semaines après semaines, jours après jours, chacun de mes réveils est suivi du même rituel immuable. Ma première pensée déborde de gratitude : je suis toujours en vie.
La veille au soir, largement influencé par la rencontre avec le sâdhu, j’ai décidé de faire de cette journée le théâtre d’une expérience particulière : alors que je puise une bonne partie de mon énergie dans les rencontres et le mouvement, je veux oser le contrepied. Ralentir la cadence. Passer la totalité du jour seul. En silence. Au sommet de la plus haute colline des environs.
Quelques minutes plus tard, j’évolue de bloc de pierre en bloc de pierre, au milieu des singes qui se demandent d’où vient ce cousin malhabile. Je passe la journée là-haut.
Après avoir fini de lire une nouvelle fois entièrement Tuesdays With Morrie de Mitch Albom, je m’applique à contempler chaque détail du superbe paysage qui s’étale devant mes yeux. Chacun de mes pas m’a mené vers cet instant. Je suis heureux d’être ici.
Le soleil progresse dans sa course quotidienne vers l’horizon. L’après-midi entame le début de sa fin. Je n’ai virtuellement rien fait de la journée. Paradoxalement, je suis envahi par un profond sentiment d’accomplissement. Quand arrive le soir, je réalise que cette expérience a ramené à ma conscience un fait capital. De toute ma vie, je n’ai jamais mené une existence aussi simple que celle qui est la mienne depuis que j’ai déposé un premier pas sur La Piste Inconnue, en novembre 2012. De toute ma vie, je n’ai jamais vécu en étant entouré d’aussi peu de possessions matérielles. Je ne me suis pourtant jamais senti aussi riche.
Cette nuit-là, en écoutant le coq, qui sait toujours aussi bien me rappeler que trois minutes se sont écoulées, je médite sur la vie marginale que je mène, et je me souviens : la seule vraie richesse, c’est d’avoir du temps.
La traversée
Samedi 22 février 2014. Hampi. Karnataka.
Il est trop tard. Je m’en doutais un peu. J’ai joué. J’ai perdu. Il faut dire que les environs sont envoûtants. Après avoir passé la journée à crapahuter au nord du fleuve, la nuit est en train de tomber lorsque je le retrouve à nouveau.
Je fais face à une énigme qu’il va me falloir résoudre. Ma chambre est côté sud. Il n’y a pas de pont. J’ai payé la traversée 10 roupies ce matin, mais à cette heure, tous les passeurs sont rentrés chez eux.
Il y a bien cette famille, qui s’apprête à prendre l’axe du sud sur une petite coque de noix, mais à peine leur ai-je demandé de l’aide pour traverser les 12 mètres de volume liquide qui me séparent de l’autre rive, qu’ils me réclament 300 roupies.
Un peu moins de 4 euros, certes, mais 30 fois le prix du ticket du matin. Presque la moitié de mon budget quotidien. À titre indicatif, je dors parfois pour trois fois moins que cela, et cette somme que l’on me demande ce soir au bord de l’eau, je la transforme souvent en 10 heures de trajet en bus.
J’ai beau tenter de les raisonner, rien n’y fait. Quelques dizaines de secondes leur suffiraient pour me faire passer de l’autre côté, mais ils savent que je n’ai absolument aucun pouvoir de négociation dans cette situation. Et que je n’ai virtuellement d’autre choix que d’accepter leur offre. Alors, ils profitent de ma vulnérabilité. Abusent carrément. Et campent sur leur position.
Il y a dans leur attitude une forme de rancune haineuse envers l’étranger milliardaire et mauvais que je suis — forcément — à leurs yeux.
Une bonne trentaine de minutes d’échange plus tard, le prix est tombé à 50 roupies. C’est toujours trop. Et ces individus ne sont pas tout à fait le genre de personnes que je souhaite enrichir. Devant mon refus de participer à ce racket organisé, ils finissent par prendre le large en pestant, me laissant seul sur la rive nord. À force de trop tirer sur la corde, ils ont tout perdu. Ils ont préféré embarquer avec eux leur fierté plutôt que l’étranger. Ces gens-là me laisseraient crever la gueule ouverte que cela ne les empêcherait pas de dormir comme des bébés et d’aller implorer la bénédiction de Ganesh.
Quelques jours plus tard, intrigué par la présence de ruines dans le lit de la rivière, j’apprends qu’un pont vers l’autre rive existait, mais a été détruit il y a quelques années. Inutile de posséder une MBA pour comprendre pourquoi.
La pauvreté n’a jamais immunisé personne contre la cupidité.
Caste-toi, pov’ con !
Lundi 25 février 2014. Bus de nuit entre Hubli et Mumbai. Karnataka/Maharashtra.
À peine trois heures que je suis dans ce bus, et l’on m’a déjà demandé plus ou moins fermement de changer de place cinq fois. Je sens à l’atmosphère tendue, qui envahit peu à peu l’habitacle, que nous approchons d’une grande ville.
Lentement, je finis par saisir que mon statut de seul étranger du véhicule — et non hindou, qui plus est — fait de moi un « joker » commode, à positionner à loisir entre les individus de castes différentes, qui ne sont pas censés élever ensemble des puces savantes.
Après quelques tours de ce manège, franchement las, je finis par jouer à l’idiot qui ne comprend plus rien et campe physiquement sur ma position, restant de marbre ou répondant en espagnol à tous ces Indiens fiers — et donc susceptibles — qui aboient, montrent les crocs, mais ne mordent pas.
À ce stade de ma traversée de l’Inde, l’hindouisme commencent à m’insupporter sérieusement. Comme toutes les religions du monde, il divise et hiérarchise, dans le seul but d’imposer le pouvoir et le contrôle d’une minorité de pseudo élites sur une majorité d’esclaves mystifiés.
En sens inverse
Mardi 25 février 2014. Bus de nuit entre Hubli et Mumbai. Karnataka/Maharashtra.
Il doit être environ 04:00 et je n’ai toujours pas fermé l’œil. Ce type est un grand malade. Voilà de longues minutes que nous roulons à tombeau ouvert. Sous la lune. Sur l’autoroute.
En sens inverse.
Tout le monde dort, à mes côtés. Tout le monde s’en fout. Je ne tiens plus. Après que le conducteur ait frôlé le choc frontal avec un énième poids lourd et, par la même occasion, notre mort à tous, je décide que je veux vivre encore un peu plus et me déplace auprès de lui pour lui demander s’il réalise qu’il met à la fois les passagers du bus et les vies qui nous croisent en danger.
Sous l’effet du bhang, il me fait calmement signe de regarder plus attentivement la route. Les panneaux défilent. Ils nous font face. Sans parvenir à les décoder, je comprends soudain qu’il roule dans le bon sens. Lui.
Au moment où je vais me rasseoir, il évite un tracteur qui vient de passer la marche arrière devant nous après avoir loupé sa sortie. J’espère juste que je passerai la nuit.
Celle-ci elle est pour toi, Mark
Mardi 25 février 2014. Mumbai. Maharashtra.
On m’avait promis que l’on me mènerait dans le centre-ville. On me dépose à une trentaine de kilomètres au nord du cœur de Mumbai. Ma destination.
Il y a du progrès.
Livré à moi-même entre deux bidonvilles, mes meilleurs conseillers sont encore et toujours les locaux. Dans la rue, on m’apprend que le meilleur moyen pour m’y rendre est de prendre un train urbain depuis la gare de Borivali, non loin de là.
Une fois la gare atteinte à pied, je donne 15 roupies au guichetier, qui me tend en échange un ticket pour la Churchgate Station et m’indique le numéro du quai.
Cela n’est pas censé m’arriver, mais à la découverte de ce fameux quai, gros sac dans le dos et petit collé contre l’abdomen, j’ai soudain peur de m’évanouir.
Autour de moi, le quai est noir de monde. Par là, j’entends : il donnerait presque des airs de Lozère au RER A en heure de pointe.
Il est à peine 08:00. Je comprends que je suis arrivé dans cette gare au moment où tous les Indiens du quartier descendent travailler. Désemparé, je laisse passer un premier train, et contemple effaré le spectacle de ces Indiens qui sautent de l’engin avant l’arrêt afin de ne pas être inexorablement repoussés dans le fond de la rame par la horde des Borivaliens déjà en train de littéralement s’y projeter.
Ça hurle, ça frappe, ça bouscule et écrase dans tous les sens. Un véritable pugilat. Au moment où le train repart, deux malheureux Indiens restent attachés par les jambes à l’un des wagons, et sont récupérés in extremis par les plus altruistes de leurs compagnons. Je crois halluciner.
Autour de moi, tout le monde me jette des regards désolés.
Un deuxième train arrive. Même combat. Je reste à quai. Je respire. J’ai à peine dormi cette nuit, que déjà, une nouvelle épreuve s’annonce.
Peu avant l’arrivée du troisième train, deux vieillards se placent à mes côtés, la tête chargée d’immenses corbeilles de fruits et légumes. Nous nous regardons tous les trois. Le contrat est tacite. Nous nous mettons en formation. L’union fait la force. L’instant est magique et me redonne confiance. Sans un mot, nous nous sommes accordés.
Au moment où le train atteint le quai, je me lance dans la mêlée tête baissée, corps et âme, suivi de très près par mes deux compères, qui protègent mes arrières. Au front, on joue des coudes, on se pousse, on se tape dessus, on fait des croche-pieds, pour atteindre la voiture tant attendue. Je remercie mes épaules de tenir le coup, et mes quadriceps d’être quasiment les seuls muscles de mon corps à ne pas avoir fondu. Tout en proférant des insultes en français à tous les vents dans cet incroyable pogo, j’en reçois au moins autant dans des langues que je ne comprends pas. La seule chose qui a désormais de l’importance à mes yeux est d’atteindre l’intérieur du train tout en protégeant mes deux équipiers. À cet instant précis, mon monde s’est réduit à un espace de 20 mètres carrés où chaque pas est un nouvel espoir autant qu’un nouveau défi. Le quai est en transe.
Soudain, sans comprendre pourquoi ni comment, je mets les pieds dans une sorte de courant et me voilà littéralement propulsé à l’intérieur de la rame. J’ai à peine le temps de m’accrocher au plafond afin de ne pas ressortir par la porte béante, de l’autre côté du wagon. Mes compagnons d’infortune toujours sur mes talons, je finis entre l’un des coins de la pièce et leurs deux incommensurables paniers. Lorsque le train repart, et qu’une trentaine d’Indiens sont toujours à la lutte au niveau de la porte, tous deux me touchent l’épaule pour me remercier, avant de s’effondrer, épuisés.
Je suis totalement trempé, mais en mouvement, donc en vie. J’ai encore une fois eu une chance insolente. Leurs paniers me permettent de jouir d’un espace vital ridicule, mais vaste, au regard de ce qui est accordé aux autres passagers de la rame.
Survient alors un second événement magique.
Alors que la guerre ouverte faisait rage il y a encore quelques secondes, les rires envahissent peu à peu l’atmosphère, et ceux qui semblaient les pires ennemis du monde il y a peu se révèlent être en fait voisins, chefs ou subordonnés. Rapidement, on m’offre le thé, et au terme de l’heure et demie de trajet, je suis devenu la mascotte du lieu.
Je suis fasciné par ce retournement de situation. C’est assurément l’une des choses que j’apprécie le plus dans ce pays : cette capacité qu’ont ses habitants à rester profondément ancrés dans le présent, et à passer à autre chose avec le sourire. Comme on me l’expliquera plus tard, l’un des clés principales de la compréhension de l’Inde est de réaliser et admettre que les Indiens sont en réalité de grands enfants.
Un peu plus tard dans la journée, tandis que j’ai fini par trouver un lieu de chute abordable, le gérant de l’établissement doute de ma parole. Pour lui, le trajet Borivali/Churchgate est inenvisageable pour un étranger chargé, en heure de pointe.
Jamais je n’avais autant investi la plus célèbre des réflexions de Mark Twain : Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait.
Le parsi
Jeudi 27 février 2014. Mumbai. Maharashtra.
L’exploration du fascinant quartier de Malabar Hill continue pour la seconde journée consécutive. Au moment où je m’apprête à quitter la petite cantine locale où je me suis arrêté pour déjeuner, la voix d’un vieil Indien se fait entendre dans mon dos : Tu ne ressembles pas aux étrangers que l’on a l’habitude de voir passer à Mumbai.
L’assertion ne porte pas le parfum pernicieux de la flatterie. Elle m’interpelle. D’autant que — c’est suffisamment rare dans ce pays pour que cela me surprenne — celle-ci est formulée dans un anglais parfait. À peine l’homme a-t-il appris mon origine qu’il entonne La Marseillaise. En français. C’est bien plus qu’il n’en faut pour attiser le feu de ma curiosité. Je m’assois à ses côtés.
Il me fait penser à ce très vieux Bolivien rencontré en mars 2013 sur la route vers Sajama, et qui me parlait de l’histoire de France tout en sirotant de l’alcool pur.
Pendant plus de trois heures, je reste assis là, presque sans un mot, à écouter ce nouveau professeur improvisé. Du haut de ses 70 ans, ce riche avocat, toujours en activité, me parle de sa communauté, de l’Inde, de la solitude, de sa culture, des femmes, des sikhs, des musulmans, des hindous, des jaïns, des castes, des rites funéraires, des us et coutumes du pays, de l’histoire de l’Inde, de celle du Sri Lanka, du Pakistan, du Népal, du Tibet, en finissant par l’Afghanistan.
Lorsque le propos devient polémique et qu’il ne souhaite pas être compris par ses semblables, il jongle aisément avec le français et l’espagnol.
Il insiste pour m’offrir le chai. Nous en descendons des douzaines de verres.
Malgré le fait qu’il m’ait assuré du contraire, je comprends dans son attitude que ce vieil homme se sent seul. Quelque part, son statut religieux, intellectuel et social est une malédiction qui l’a conduit peu à peu à l’isolement. Cet Indien recherche l’écoute, le respect, l’estime. En ce sens, malgré ses dissemblances avec ses frères, il ne diffère en rien de la totalité des personnes que j’ai rencontrées dans ma vie. Ma présence lui fait un bien fou. Ses yeux sont humides lorsque je finis par le quitter.
Trois heures denses lui ont suffi pour m’apprendre plus de choses sur cette partie du continent asiatique que je n’en ai retenues en des années et des années passées enfermé dans une salle de classe.
Alors que je retrouve les rues ardentes de Mumbai, ce constat me laisse un goût amer en bouche. Que penser de nos sociétés occidentales dégénérées, qui séquestrent nos anciens par milliers en les parquant silencieusement dans des asiles aux noms sucrés ? Nous poussons au rebut nos meilleurs professeurs, leur substituons un système d’instruction national orienté, bancal, et obligatoire, et fusillons par la même occasion l’art de la transmission des valeurs et des savoirs ancestraux.
En faisant le choix conscient d’oublier d’où nous venons et en misant sur des chimères, nous avons en fait fini par nous couper les ailes. Comme si le moindre État avait un jour produit ne serait-ce qu’un seul être réalisé et libre...
Alors que je retrouve les rues ardentes de Mumbai, je mesure la chance que j’ai d’avoir croisé dans ma vie, un jour de février 2014, les pas de l’un des derniers parsis.
Les services postaux : la Poste Restante
Samedi 1er mars 2014. Mumbai. Maharashtra.
Le colis est arrivé. C’est presque une certitude.
Alors que je pousse une nouvelle fois les portes du bureau de la Poste Restante, c’est la même rengaine. Ces gens-là se contentent de lever les yeux de leurs journaux, posent leurs tasses de thé, et font à peine semblant de s’intéresser à ma requête. Devant mon insistance, ils ouvrent trois tiroirs et une armoire vides, avant de m’assurer qu’ils n’ont rien à mon nom. Nulle part.
Revenez dans deux ou trois semaines, mon bon Monsieur. Pas le genre de réponse qui sert franchement la cause du voyageur.
Dépité mais pas vaincu, je sors du bureau pour me retrouver dans l’immense salle de tri où s’affairent des centaines de fourmis. Sur un coup de tête, je décide d’enfiler la casquette de l’étranger lourd, mais poli.
De vieux réflexes d’explorateur urbain remontent à la surface.
Après avoir étudié la pièce sous tous les angles et construit un plan mental du lieu, j’initie un circuit qui m’assurera de n’omettre personne. Je passe de bureau en bureau, et explique avec peine ma situation à ces Indiens qui, bien souvent, ne balbutient pas trois mots d’anglais. Le colis que je recherche semble être tombé dans une faille du système. Près d’une heure plus tard, alors que j’entame la seconde partie du circuit et que je perds peu à peu l’espoir, je pénètre sans y croire dans l’espace consacré aux services financiers.
Soudain, une lumière semble s’allumer dans les yeux de l’un des ouvriers de la chaîne. Il m’invite à m’asseoir, se retourne, ouvre une armoire, et me présente l’objet tant attendu, enfermé derrière une porte en métal des jours plus tôt.
J’hésite entre la joie et la lassitude.
J’attends avec impatience le jour où je pourrai affirmer le contraire en y croyant, mais Mumbai vient de me rappeler que s’il y a bien une chose qui ne change pas où que l’on soit dans le monde, c’est l’incompétence crasse des services postaux publics.
Le monde est petit
Dimanche 2 mars 2014. Mumbai. Maharashtra.
Mumbai. Capitale de Bollywood. Plus de 12 millions d’habitants, hors agglomération. Des bidonvilles, des trains et des rues qui débordent d’Indiens. La nuit s’apprête à faire son entrée sur l’une des plus grandes villes du monde et, accessoirement, l’une des villes les plus propres de l’Inde.
Soudain, au loin, une tignasse blonde dépasse de la foule. Celle de Vincent, l’Allemand rencontré un mois plus tôt à Kodaikanal, dans le Tamil Nadu. Se croiser sur ce trottoir est improbable. J’ai pourtant vécu des expériences similaires des dizaines de fois ces derniers mois.
Plus la distance parcourue par le voyageur est importante, et plus le monde est petit.
Les services postaux : l’empaquetage
Lundi 3 mars 2014. Mumbai. Maharashtra.
En Inde, tout colis doit être empaqueté dans une pièce de tissu avant envoi. C’est la loi. Par effet de rebond, la Poste Centrale de Mumbai est constamment assiégée par une armée de couturiers qui s’enrichissent grâce à cette spécificité du pays de Gandhi.
Un petit colis à transmettre, je fais appel ce jour aux services de l’un d’eux.
Du premier coup de ciseaux au dernier passage de l’aiguille, quelques minutes lui suffisent pour préparer l’objet à l’envoi. Il me demande 90 roupies. Soit plus de 1 euro. Si cette somme est ridicule en France, bien utilisée, elle peut faire des merveilles, ici. Même avec ma tête d’Indien, je dors parfois pour 100, viens de manger pour 30. Je suis sûr qu’il sait comment manger bien pour 3 fois moins. Je le regarde dans les yeux, et éclate de rire. Ses collègues — qui, dans son dos, ont tout suivi de la scène — sont également pliés en deux.
Il me tape sur l’épaule, et bafouille que c’est vrai, comme je suis étranger, il a tenté d’abuser largement. Avant de me faire « un prix d’ami » à… 80 roupies !
Nouveaux éclats de rire dans la zone.
Après avoir passé une trentaine de minutes à rire en partageant le chai, je finis par le quitter en lui laissant 40 roupies. C’est encore bien trop pour le travail réalisé, mais nous avons bien ri.
Alors que je tourne les talons, il fait mine de m’intimider en me rappelant qu’il sait où je dors. Sur le colis, les deux premiers mots qui me sont venus à l’esprit au moment de la rédiger se sont transformés en adresse de l’expéditeur. Obligatoire, elle aussi.
Il l’ignore, mais je n’ai jamais mis les pieds dans le Carlton de la Jumbo Jet Street.
Les services postaux : l’envoi
Lundi 3 mars 2014. Mumbai. Maharashtra.
Sixième.
C’est ma position dans la file qui mène au guichet où je devrais pouvoir déposer mon colis pour envoi. Devant moi, cinq Indiens, qui travaillent pour le même cabinet d’avocats. Tous ont dans les mains une vingtaine de lettres. Au bas mot.
Le guichetier traite les enveloppes une par une, les pèse, retape l’adresse du destinataire sur son ordinateur, avant d’imprimer et d’apposer un autocollant dans le coin inférieur droit de chacune d’entre elles. L’opération prend plus d’une minute par lettre. Je commence à calculer le temps qu’il me faudra pour arriver jusqu’à lui. J’abandonne à mi-course, désemparé.
Devant l’absurdité de cette scène, je me demande si je suis réellement en train de vivre ce moment ou si mon corps est quelque part allongé les yeux fermés, dans une autre dimension.
Il est 18:00. Je dois retrouver quelqu’un à 19:00 à quelques kilomètres de là. Les dernières semaines passées en Inde ne m’ont pas permis de savoir si je peux me permettre de demander aux Indiens qui me devancent si je peux les doubler, sans les offusquer. Alors que j’entretiens peu à peu la discussion avec eux, d’autres Indiens qui me suivent se posent bien moins de questions que moi, et tentent de me catapulter en dernière position. Je les renvoie dans les ronces sans relâche.
Vers 18:30, ce petit jeu attire enfin l’attention du guichetier, qui finit par me prendre en pitié. Je le remercie grandement, et quitte les lieux quelques minutes plus tard. J’arrive pile à l’heure au rendez-vous.
Tout est bien qui finit bien.
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