Le déséquilibre soudain me sort de mes pensées.
À l’autre bout du banc, l’arrivée brusque d’un Suédois d’une quarantaine d’années — genre, armoire à glace — manque de nous renverser au sol, mes affaires et moi. Pas bien volumineux avant le départ, j’ai perdu une douzaine de kilos, depuis que je suis parti. Le superflu n’a pas sa place lorsque l’on vagabonde à petit budget. La masse non strictement nécessaire au bon déroulement du périple a été rapidement consommée. Côté tribord de ce banc, malgré le renfort de mon loyal équipement, je dois admettre péniblement que je ne fais plus le poids.
Nous sommes le soir du jeudi 16 janvier 2014 quand j’entame la discussion avec l’armoire. J’apprends de la part de ce grand blond qu’il s’envole vers Dubaï, quand, de mon côté, je patiente dans l’aéroport de Colombo en attendant mon vol pour Chennai, dont le départ est prévu à 03:20 le lendemain matin. Il est intéressant. Savourant la magie de ces lieux hors du temps et de l’espace que sont les aéroports, nous échangeons pendant quelques heures avant que nos routes ne se séparent à nouveau.
En enregistrant mon gros sac à dos — qui voyage de son côté en soute — j’espère le revoir une fois dans le Tamil Nadu. Le sac, pas l’armoire. Suite à mon dernier vol, qui m’a permis de mettre les pieds au Sri Lanka après avoir quitté un peu plus tôt la Malaisie en décembre 2013, j’ai passé quelques jours dans le même caleçon, faute de ne pas l’avoir retrouvé à l’arrivée. Sans me prévenir, il avait décidé de suivre une autre piste et de prendre son envol. Seul. Ailleurs. Sous le soleil. Aux Maldives.
Alors que je m’apprête à pénétrer dans la salle d’embarquement, je suis interpellé par la voix du grand Tom Hanks en arrière-plan, qui m’arrive aux oreilles depuis l’ordinateur d’un jeune agent de sécurité. Tandis que ses collègues sont dressés à l’affût de la moindre attitude suspecte, lui est assis et isolé dans un coin de la pièce. De loin, un observateur non averti pourrait penser que ce regard silencieux intensément fixé sur la dalle LCD depuis de longues minutes est celui d’un employé particulièrement zélé. Que nenni ! Sans un bruit, son corps tout entier hurle à qui sait l’entendre qu’il tente juste de se faire oublier.
Si son écran est masqué, ses haut-parleurs, bien qu’en sourdine, le trahissent.
En recomposant les bribes sonores que je perçois, je reconnais certains dialogues : le canaillou est en train de regarder l’excellent Captain Phillips, pendant que ses collègues plus âgés font tout le boulot, à quelques dizaines de mètres de là. Je sais que je m’apprête à faire monter son niveau d’adrénaline d’un cran, mais voilà quelques heures que je n’ai pas ri, et l’occasion est trop belle. Discrètement, je sors de la file des futurs passagers, me place à ses côtés, et lui glisse un sobre :
Alors, tu me le conseilles ou pas, Captain Phillips ?
Ses yeux tombent presque tant ses paupières sont écarquillées lorsqu’il lève brusquement la tête vers moi. Très vite, le voilà qui bondit, paniqué, affublé de l’air nigaud qui colle au visage de ces enfants qui se font prendre frimousse barbouillée et main droite profondément enfouie dans le panier de chocolats, tout en affirmant qu’ils ignorent totalement qui a pu manger les derniers morceaux qui avaient survécu suite au passage de la tata Monique dans la matinée.
Tout en coupant le murmure des enceintes de sa station de travail, il scanne la pièce d’un air craintif, afin de vérifier que ses collègues n’ont rien vu de la scène qui vient de se jouer. Croisant à nouveau mon regard, il m’implore de ne rien dire à ses supérieurs. Je le rassure en lui affirmant que là n’est absolument pas mon intention, et que j’apprécie Tom Hanks, tout autant que lui. Nous finissons par pouffer tous les deux de rire quand je le quitte en lui laissant sur un bout de papier l’adresse d’un excellent site sur lequel il pourra à l’avenir télécharger des sous-titres et augmenter par la même occasion son niveau de discrétion, qui laisse pour le moment franchement à désirer.
On est cinéphile ou on ne l’est pas.
L’horloge tourne. Confortablement assis dans le Bombardier Q400 de SpiceJet qui devrait me déposer en Inde dans un peu moins de deux heures, j’attends avec impatience le moment du décollage, les yeux rivés sur l’hélice du moteur numéro 2, qui ne bouge toujours pas. C’est la première fois que je voyage dans ce bel appareil, mais je le sais suffisamment puissant et léger pour qu’une fois lancé sur la piste, il offre la sensation particulière d’être déjà en vol avant même que ses roues n’aient quitté le sol. Un double décollage, en somme. Un plaisir simple, mais intense, pour ceux qui aiment quitter terre.
C’est en me préparant à éprouver pleinement cette sensation que j’aperçois l’hélice droite se mettre à tourner dans un ronflement silencieux. Très vite, les roues aident l’appareil à trouver son axe et le bimoteur s’enorgueillit de sa puissance. Tandis que les freins sont libérés et que nous nous arrachons peu à peu au sol, je regarde la nuit, des frissons plein le corps. Me voilà déjà en train de quitter le Sri Lanka. Les souvenirs du superbe mois passé sur l’île me remontent à l’esprit. Je sais ce que je quitte, j’ignore ce que je trouverai. L’excitation, la curiosité et la peur se mélangent en un cocktail acidulé et addictif.
Une nouvelle fois, je plonge vers l’inconnu.
Point de folies pour le début de ce plongeon, puisque c’est à dormir que je passe la quasi totalité du trajet, réveillé seulement par l’entrée en finale de l’aérodyne et la pression sur les tympans engendrée par la baisse d’altitude associée à cette manœuvre. À travers le hublot, je vois sans vraiment les regarder les rares lumières de Chennai, qui déchirent le voile d’obscurité de la nuit.
Me voilà techniquement en Inde.
Dans le bus qui emmène les passagers jusqu’au terminal depuis le tarmac, je m’assois aux côtés d’un moine bouddhiste, après que celui-ci m’ait invité à prendre place près de lui d’un simple dodelinement de la tête. Pour une raison qui m’échappe, je semble attirer les moines bouddhistes, ces derniers temps. Dans un anglais à la syntaxe franchement particulière, il me fait comprendre qu’il souhaiterait que je l’aide à remplir sa fiche d’arrivée. Né au Bangladesh, il ne maîtrise pas l’alphabet latin. Précautionneusement, je passe une vingtaine de minutes à renseigner sa fiche en face des comptoirs de l’immigration, sur la base des informations que je réussis à collecter et déchiffrer, dans son passeport bien rempli.
Arrivé dernier au niveau de la salle de réception des bagages, je gagne 19 points de sérénité lorsque j’aperçois mon sac qui semble surfer seul, au loin, sur les tapis roulants. Depuis ma position, j’ai presque l’impression qu’il me tend les bras. Je suis soulagé de retrouver celui qui m’accompagne depuis plus de 14 mois.
Certaines portes sont plus faciles à franchir que d’autres. Alors que je vois se dessiner peu à peu la sortie, je réalise soudain que j’ai peut-être poussé cette fois le bouchon un peu trop loin. La dernière fois que j’ai réservé une chambre à l’avance, c’était lors de mon arrivée à Sydney, en juillet 2013. Depuis ma première étape en Australie, je dors où mes pas me portent, et j’ai toujours réussi à trouver un lieu de chute, chaque soir.
Mais ça, c’était avant d’arriver en Inde.
Le jour n’est pas encore levé, et c’est sans contact et sans adresse que je débarque sans le connaître dans ce pays que l’on m’a dit capable de réduire n’importe quel guerrier de la lumière en miettes. Je repense à ceux qui, au Sri Lanka, m’affirmaient qu’arriver à Chennai de nuit serait un choc très brutal, et que je ferais peut-être mieux de partir en taxi vers le sud pour m’acclimater quelques jours dans le village de Mahabalipuram, dès la sortie de l’aéroport. Ignorant ces sages conseils, j’ai décidé en sortant de l’avion que je resterai sur Chennai pour quelques jours. La Piste Inconnue ne prend pas — ou très peu — le taxi. Et s’il faut qu’un choc survienne, autant qu’il arrive au plus tôt.
Je dispose d’une journée pour retomber sur mes pattes. Je décide donc d’avancer.
Avancer. Avancer. Avancer. L’ordre était pourtant clair. J’ai beau m’être décidé, je n’y arrive pas. Subtilement, sans mot dire, mes pas se sont arrêtés. Mes semelles sont comme enracinées au sol. Comme si mon corps fatigué me forçait à prendre le temps de contempler ce reflet inquiet que je projette sans le vouloir sur la porte qui me sépare de cette nuit noire dont la sombre autorité s’étend sous chaque recoin du dehors. Alors que je m’apprête à quitter le confort de l’aéroport et que la sortie n’est plus qu’à quelques mètres, j’ai l’impression de me voir rapetisser. Cette porte qui grandit à mesure que je crois disparaître me semble brusquement infranchissable. Je baisse la tête vers le sol. Pieds toujours immobiles. Sans comprendre pourquoi ni par quelle association d’idées, je me mets à penser à la bataille du Chemin des Dames. Tout comme les bleus d’alors, je suis paralysé par la peur. Celle qui me submerge me paraît pourtant bien dérisoire au regard de celle que les soldats de tous bords ont dû atrocement éprouver. N’empêche que, côté Chennai, la terreur monte. Je regarde la peur en face, et choisis à nouveau de plonger, de m’enfoncer dans le tunnel, afin d’en atteindre au plus vite l’autre extrémité.
Quelques instants plus tard et du glucose en moins, je reprends ma respiration et mes esprits en pensant à celles et ceux que j’aime. Je pense à mes proches. Je pense à vous. À tous ces messages de soutien plus touchants les uns que les autres reçus ces derniers jours, depuis la France ou ailleurs. Cela me redonne de la force. Je savais que cette arrivée serait difficile à gérer. Quelque part, je me rappelle peu à peu que c’est aussi cette forme de difficulté que je recherche. Je tente de faire le vide dans mon esprit, qui ressemble désormais à un champ de bataille, au lendemain d’un violent affrontement. Je laisse le flot de l’intuition me submerger à son tour, afin de nettoyer les décombres et y voir plus clair. Comme souvent, je choisis d’embarquer mes peurs sur mon dos et de trouver ma voie dans l’action. Les premiers pas sont pénibles. Qu’importe la direction, il faut que je me remette en mouvement.
Une fois passée la porte de l’aéroport, tandis que je pensais être le dernier sur les lieux, je remarque qu’une forme orange se détache dans la nuit. Le moine bouddhiste du Bangladesh — celui-là même à qui je suis venu en aide un peu plus tôt — me salue d’un sourire. Je comprends qu’il m’attendait. Il me demande où je vais. Je lui réponds que je n’en sais rien et lui renvoie la pareille. Je déchiffre son langage et comprends qu’il se dirige vers Chennai, où il a rendez-vous avec d’autres moines dans un monastère au cœur de la ville.
Après m’avoir évalué de la tête aux pieds, il reprend la parole et me propose de l’y suivre : il pourra sûrement m’y trouver un lit.
Telle est l’une des lois de la route : du désespoir à la sérénité, il n’y a qu’un pas.
Je suis heureux d’avoir suivi mon intuition et préféré le risque de la nuit au confort piégeur de l’aéroport. Fatigué, aussi. En suivant à pied cet homme que je ne connais pas, dans ces lieux que je ne connais pas, je suis passé en pilotage automatique. J’éprouve la sensation mystique d’être l’observateur extérieur de mes propres actions et de ce qui m’entoure. Nous empruntons tous deux des chemins sombres et des souterrains glauques dans lesquels je n’aurais jamais osé m’aventurer seul. Les odeurs me prennent aux yeux, et je n’ose regarder ce sur quoi je place pas à pas mes pieds. Il y aurait de quoi se laisser envahir encore une fois par la peur, mais je suis dorénavant accompagné d’un moine. Lui, sait où il va, et sa présence me rassure. Rapidement, nous arrivons à la gare de Tirusulam, depuis laquelle mon guide m’offre le billet pour la Egmore Station de Chennai. Je le remercie pour son aide. Il me fait remarquer qu’il n’aurait pas pu sortir de l’aéroport sans la mienne. Au hasard des actions désintéressées, nous avons su trouver un bien bel équilibre.
Quelques minutes plus tard, tandis que je suis toujours plongé dans une torpeur cotonneuse et que je réalise mal que j’évolue désormais sur le sol indien, un train arrive en trombe. Deux constats rapides : ce dernier est bondé et n’a pas de portes.
En compagnie du moine, nous sautons dans un wagon moins chargé que les autres. Nous nous en faisons littéralement expulser quelques microsecondes plus tard, sous les huées de ses occupantes : de la plus belle des manières qui soient, je découvre alors qu’en Inde, certaines voitures sont réservées aux femmes.
Catapultés sur le quai alors que le train est déjà en train de repartir, nous sprintons tous deux jusqu’au wagon suivant, dans lequel nous grimpons péniblement, en nous agrippant à ce — et ceux — que nous pouvons. Par défaut, je ne suis pas rapide à la course. C’est d’autant plus vrai lorsque je suis chargé. Une caractéristique que je partage visiblement avec mon bienfaiteur. Nous restons là quelques secondes, une moitié à l’intérieur, une autre moitié à l’extérieur du train, qui roule déjà à très vive allure. Impossible d’avancer, tant la foule est compacte. Il y a quelques années, j’aurais été strictement incapable de mettre les pieds dans une telle cellule.
Je tente de reprendre mes esprits quand soudain, un Indien au physique imposant hurle un juron que je ne comprends pas à l’attention de ses compatriotes, envoie valser tous ceux qui nous séparent de lui, et nous agrippe tous les deux par la poitrine en nous tirant sans ménagement à l’intérieur de la rame. D’un dodelinement naïf de la tête, je le salue pour son geste.
Il me fait signe de regarder derrière-moi.
Le temps de poser mes affaires à terre et de me retourner, je prends conscience du danger auquel nous venons d’échapper, le moine et moi. À l’emplacement exact où devait encore se situer mon sac il y a quatre secondes défilent maintenant à toute vitesse des centaines de poteaux, qui viennent — telle une chaîne meurtrière et ininterrompue — frôler l’ouverture qui fait office de porte dans ce train de la mort. D’ordinaire très alerte, je m’en veux d’avoir totalement baissé ma garde et perdu conscience de ce qui m’entourait, durant les dernières minutes. D’expérience, je sais pourtant que l’on est toujours très vulnérable à l’arrivée sur un nouveau territoire, et qu’il est donc de bon goût de redoubler de vigilance en pareille situation. Je regarde ces poteaux que la persistance rétinienne imprime narquoisement sur le fond de mes yeux, et je me dis que La Piste Inconnue aurait pu s’arrêter ici, il y a un instant.
J’en ai froid dans le dos.
Habitué au rythme très lent des trains srilankais, épuisé par une nuit quasi blanche et comme hypnotisé par tous les récents événements qui semblent presque irréels, je suis en colère contre moi-même en pensant à mes aptitudes à la survie auxquelles je n’ai vraiment pas fait honneur pour le coup. Je peste d’avoir pu être aussi stupide et de m’être mis en danger de mort. Je me promets que cela me servira de leçon.
Le reste du trajet, je le passe à frissonner, dans un léger état de choc. D’autant que je ressens déjà un autre type de choc, le choc culturel, s’insinuer doucement. Là où ma seule présence dans les transports en commun srilankais suffisait à faire jaillir des dizaines de sourires, je me heurte ici à ces regards désespérément vides et perdus au loin, dont seuls sont capables les Indiens. Au moment de quitter le train, nous oublions d’emporter avec nous l’un des sacs du moine, et cela nous désole tous les deux. Moine ou pas, je crois que lui aussi a été chamboulé par ce que nous venons de vivre. Une fois sur le quai, je me retourne et croise une dernière fois le regard de l’homme qui ne nous a pas laissé tomber. D’homme à homme, sans un seul mot, il me dit de faire attention à moi tandis que je le remercie à nouveau.
Il m’a sans doute sauvé la vie.
Il fait finalement jour lorsque nous arrivons à Chennai. La ville est déjà bondée, et les fameuses odeurs de l’Inde dont tout le monde m’a parlé m’envahissent le nez, au même titre que la poussière, qui semble ici incapable de rester sagement collée au sol. Étrangement, la première réflexion qui germe dans mon esprit est pourtant la suivante : je m’attendais à bien pire que cela.
Puis, très vite : patiente donc quelques jours, et peut-être que tu la regretteras, celle-là.
Dans les ruelles de la ville, je calque les pas du moine, qui m’emmènent jusqu’au monastère où il passera la nuit. Je constate hébété que l’entrée de ce dernier est gardée par une douzaine de policiers armés jusqu’aux dents, sans comprendre pourquoi un tel arsenal est jugé nécessaire à la porte de ce lieu sacré. Alors que mon guide rentre sans problème, nous passons un quart d’heure à convaincre chacun des propriétaires de ces tristement célèbres AK-47 que je ne suis pas une menace. Assurément, on n’accueille pas beaucoup d’occidentaux en ces murs.
Une ultime épreuve de patience m’attend, lorsque j’arrive enfin auprès de la personne qui gère l’attribution des lits dans le monastère. Sans même prendre la peine de me considérer, celui-ci m’annonce du tac au tac que toutes les chambres sont complètes et qu’il me faut donc trouver un autre lieu de chute pour ce soir.
En face de lui, un tableau quadrillé est percé de clous. Au bout de la plupart de ces clous pend encore une clé numérotée. Sans ouvrir la bouche, je regarde le tableau avant de revenir lentement déposer le regard sur lui. Après un silence de quelques secondes, il m’ordonne finalement, dans un soupir, de prendre la clé numéro 4. La seule condition est de payer immédiatement.
Il ne me fait pas entièrement confiance, mais comment pourrais-je lui en tenir rigueur ? Je lui annonce que je prends deux nuits en lui demandant le tarif : 250 roupies indiennes par coucher de soleil. Soit environ 3 euros la nuit. Alors que je lui tends un billet de 500 roupies indiennes, je me dis que j’ai vraiment une chance insolente d’avoir atterri ici.
Lorsque, tout en sueur, j’ouvre la porte de la chambre numéro 4, je découvre : deux matelas, un ventilateur, et les trois quarts des moustiques du pays.
C’est ainsi que je suis arrivé en Inde.
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