« Pourquoi pars-tu ? »

Publié par Audesou, le 31 octobre 2012 à 21:47

Fendre la nuit pluvieuse à toute vitesse, bercé par les vibrations régulières de ce vieux TGV qui semble ronronner de plaisir en avalant les kilomètres. Un regard sur la droite, et derrière la vitre humide et froide, la France éteinte qui défile peu à peu. Les paysages s’éloignent et s’estompent à mesure qu’avance le temps et que se consument les six heures jusqu’à la gare d’arrivée. De retour du Sud, des souvenirs plein la tête, au milieu de tous ces inconnus pour la plupart endormis. Peut-être est-ce là mon dernier voyage en train avant le tour du monde ? Expérience intrigante pour celui qui a passé une bonne partie de sa vie à voyager sur des voies.

Tout est prêt à présent. Dans moins d’une semaine, nos pas fouleront la piste. Aussi inconnue qu’attendue. Je ne me rends pas compte que le départ est si proche. Seul éveillé dans cette rame, seul dans la nuit, seul face à moi-même, je suis calme et serein.

Soudain, la porte coulissante s’ouvre. Sans détourner les yeux de la fenêtre, je sais qui est entré dans la pièce. Parmi les corps somnolents, nous sommes désormais deux à contempler la nuit qui meurt. La porte vient de se refermer. Déjà, l’atmosphère se fait plus lourde. Le doute s’est invité ici.

Je l’attendais.

Pas de manières entre nous, nous nous connaissons bien. Le voilà qui soulève l’accoudoir et qui s’assied à ma gauche. Nous tournons tous deux la tête l’un vers l’autre en silence. Pas un mot. Il me regarde de ses yeux blancs effrayants au fond desquels on ne lit rien. Le moment est arrivé. Je ne peux plus esquiver à ce stade la question que je cache et que je sens pourtant bouillonner en moi depuis des mois :

Pourquoi pars-tu ?

Aussi étrange que cela puisse paraître, je ne sais pas pourquoi je pars. Je me suis peu à peu convaincu que seuls le voyage et le temps m’apporteront la réponse.

J’envisage pourtant quelques pistes.

Si je publie ici cet article à cœur ouvert, c’est afin de pouvoir le relire beaucoup plus tard, pour savoir si j’avais visé juste ou non, et c’est surtout pour ne pas me laisser le choix d’oublier l’homme que je suis aujourd’hui. J’espère que ces quelques mots aideront l’homme que je deviendrai à comprendre ce qui m’a poussé un jour à quitter une femme, des ami(e)s, de la famille, des collègues, des lieux, une place dans ce monde et une vie que j’ai pourtant la sensation d’aimer plus que tout.

Parce que partir à l’autre bout du monde dans ces circonstances — se jeter dans l’inconnu quand tout va bien sans donner de date de retour et en embarquant son meilleur ami dans l’aventure — c’est peut-être finalement ce qui devrait être inscrit dans les dictionnaires en face du mot folie.

Pour les découvertes

Je crois que la première des raisons qui me pousse à partir, c’est le besoin d’assouvir ma curiosité.

Quand j’étais petit, j’ai un jour reçu en cadeau un globe terrestre lumineux. Beaucoup d’enfants l’auraient rapidement délaissé ou oublié dans un coin. Pas moi. Ce globe m’a appris les bases de la géographie, bien mieux que n’importe quel professeur. Il fut un temps où je connaissais les capitales des pays du monde entier sur le bout des doigts et où je m’endormais en tentant de retrouver au hasard dans ma tête le nom de 26 villes du monde entier : une pour chaque lettre de l’alphabet.

Ce globe m’a appris à aimer les cartes et à prendre conscience qu’il existait d’autres vies que la mienne : le monde était bien plus vaste que ce que je ne pouvais imaginer à l’époque. C’est en contemplant ce globe et en lisant Les Aventures de Tintin que sont nées mes premières envies de faire le tour du monde.

Pour les rencontres et l’ouverture d’esprit

Je crois que l’envie de partir, c’est aussi l’envie de conserver l’esprit ouvert et de faire des rencontres — quelles qu’elles soient.

Être capable de respecter et d’échanger des idées à la fois avec le dernier des pauvres dans la rue, ou l’homme d’affaires qui sirote du thé glacé du haut de son penthouse, cela n’a pas de prix.

Nous sommes nombreux à prétendre savoir garder notre esprit ouvert. Moi le premier. Et pourtant, je juge encore trop souvent mes interlocuteurs sur la base de mon propre code de valeurs, en oubliant parfois que chacun possède le sien, et que comprendre, c’est avant tout savoir se taire et écouter.

Je crois que les rencontres et le partage sont l’une des bases d’une vie épanouie. Et je crois que l’ouverture d’esprit est l’une des vertus de l’homme de bien.

Je crois que les rencontres qui arrivent m’aideront à grandir et devenir meilleur.

Pour le défi

En pratique, lorsque l’on vient de passer des mois à préparer son voyage, l’idée de « partir en tour du monde » n’a plus le charme exotique qu’elle dégageait à ses débuts, lorsqu’il s’agissait d’une idée nouvelle dans l’esprit du voyageur. L’idée est intégrée, et partir à l’autre bout du monde devient la suite logique des choses.

On en vient même parfois à oublier temporairement le défi humain, émotionnel, culturel et physique, que représente une telle aventure. Temporairement, car la prise de conscience sera probablement rude, d’ici quelques jours.

Que nous passions une semaine ou trois ans à l’étranger, je crois que si je pars, c’est aussi pour le défi. Pour sortir de ma zone de confort, et continuer à éprouver toujours plus mon sens de l’adaptation. Je crois que si je pars, c’est pour continuer à me prouver à moi-même que je suis capable de tout ce que je peux imaginer, pour devenir encore plus fort, encore plus résistant. Et paradoxalement, pour m’assouplir, car celui qui sait plier ne casse pas.

Avoir réussi à monter ce projet, et à l’emmener jusqu’au départ en compagnie de Koonshu est déjà une petite victoire, quelque part. Mais celle-ci ne me suffit pas.

Pour le voyage

Je crois que derrière le désir de partir se cache également l’envie de voyager.

Je suis de ceux qui considèrent que la vie n’est rien d’autre que le chemin vers la mort. Ma propre mort ne me fait plus peur, mais elle arrivera bien assez tôt. En attendant, bien plus que d’arriver, il m’importe de profiter du chemin chaque jour. C’est cette pensée qui me pousse en avant à chaque réveil, et c’est probablement cette même pensée qui me pousse dans la direction du départ aujourd’hui.

Et puis, je crois que le vrai voyageur n’est jamais parfaitement arrivé.

Pour provoquer le manque

Moins avouable car un tantinet malsain voire tabou dans un monde qui évolue à couvert, je crois que partir est en outre une manière de provoquer volontairement le manque. Aussi bien chez les gens que j’aime, qu’à l’intérieur de moi.

Comme chaque être d’émotions, je porte bon nombre de cicatrices qui s’évanouissent lentement au contact de l’amour, l’attention, l’affection, l’estime, la reconnaissance, le respect et la confiance qui me sont adressés.

L’absence — ou l’absence imminente — d’une personne chère, aide à communiquer ses sentiments profonds à l’égard de cette dernière. Ces derniers temps, j’ai parfois été très surpris de constater que je manquerai bien plus que je ne l’avais imaginé à certaines personnes. Surpris, bouleversé et triste, mais quelque part heureux et rassuré, de savoir que je comptais vraiment.

Je crois que derrière chaque départ, il y a une envie plus ou moins consciente de sentir que l’on est retenu. Je crois que mon départ ne déroge pas à la règle. Et je crois que prendre de la distance est une manière efficace pour se recentrer sur ce qui compte vraiment à nos yeux.

Pour la liberté

L’une de mes plus grandes peurs est de me retrouver enfermé, de perdre ma liberté. Qu’elle soit physique ou mentale.

J’aime la liberté. J’aime l’idée de décider moi-même chaque jour où je mènerai mes pas, j’aime me réveiller en pleine nature face au soleil en sachant que nous ne sommes pas dix êtres humains à vingt kilomètres à la ronde, j’aime l’idée de pouvoir partir et disparaître dans la minute sans laisser de traces, j’aime avoir le choix, j’aime être libre, j’aime prendre le temps d’avoir du temps pour moi et pour les gens et choses que j’aime. Bref, j’aime ma liberté. Elle m’est vitale.

Je crois que ce besoin viscéral de liberté est également l’une des principales causes de mon départ.

Pour l’intensité

Je ne connais plus l’ennui. Pour le meilleur et pour le pire, voilà des années que je ne me suis pas entendu exprimer un « Je sais pas quoi faire, je m’ennuie... ». J’aime ma vie active, et je ne l’échangerais pour rien au monde. Toujours l’esprit actif malgré mon rythme lent, je suis sans cesse à l’assaut de nouvelles expériences, dans le but de rentabiliser au maximum mon passage ici.

Je ne connais plus l’ennui car je le crains et l’étouffe. La lassitude, les journées qui défilent, se ressemblent, et qui n’apprennent plus rien, tout cela me fait peur. Avec l’absence de liberté, voilà probablement le sentiment que je supporte le moins. Quoiqu’à y réfléchir un peu, la routine n’est rien d’autre qu’une forme d’emprisonnement elle aussi.

Alors, quand certaines personnes inhalent ou s’injectent des substances variées, de mon côté, je me drogue à l’émotion forte. Chacun son truc, comme on dit. Je recherche l’intensité émotionnelle, l’absolu, les situations qui m’aident à me sentir vivant, les grands bouleversements, la peur, l’aventure et les défis. J’aime la sensation d’exister qui se dégage lorsque la vie nous rappelle subitement que l’avenir est incertain.

Je me suis longtemps demandé si partir était fuir et si départ était abandon. Aujourd’hui, je sais que je ne fuis rien, et sûrement pas moi-même. Je sais également que l’on peut prendre la mer, sans pour autant abandonner celles et ceux qui restent à quai.

Je crois que ce projet de tour du monde porté par l’inconnu est le fruit de ma volonté de vivre une vie riche et intense.

Pour la quête

Pour finir, je crois que La Piste Inconnue, c’est avant tout une quête.

J’ai toujours suivi mon intuition et mes rêves. Et c’est encore ce qui se passe au moment où j’écris ces lignes. Je ne crois pas au destin, et je ne sais pas vraiment pourquoi je pars. Ce que je sais, c’est que la suite se déroule dans cette direction, et qu’il y a des tas de choses à découvrir sur le chemin.

Alors, même si mon cœur et ma tête se remplissent peu à peu de doutes à mesure que les aiguilles tournent, je prends cette piste inconnue. Car tel Santiago dans L’Alchimiste, je sais que partir, c’est finalement toujours aller à la conquête de soi...

Partir, pour mieux revenir ?

Déjà 6 traces de pas sur ce bout de piste :

1. Vincent, le 4 novembre 2012 à 19:57

Salut Laurent,

Je me suis posé la même question, mais 10 ans après être parti :

"Pourquoi partir ? « Partir pour la ramener. » Pas vraiment, quand on part pour immigrer on part s’installer, pas pour rapporter des sacs de souvenirs et de photos. « L’herbe est plus verte ailleurs. » C’est déjà une raison plus tentante mais dont on n’a pas besoin quand sait à l’avance que c’est faux. « Fuir. » Ça n’est pas le cas, même quand on quitte la vie stressante de Paris et sa banlieue.

Alors pourquoi partir, abandonner ce et ceux qu’on aime ? Découvrir l’ailleurs est certainement un moteur puissant qui nous pousse, mais la véritable raison, on la découvre après être parti. C’est pour se transformer soi-même, relancer les dés, se remettre en jeu, en cause, en péril. Regarder un nouveau monde avec de nouveaux yeux, de nouvelles références et ainsi se donner les chances de bouger dans une époque qui bouge déjà sans nous attendre..."

http://45nord.net/index.php/post/2009/06/25/Dix-annees-au-Quebec-introspection-e...

2. Audesou, le 4 novembre 2012 à 21:48

Salut Vincent,

Heureux de savoir que tu t’es arrêté un instant ici, à la lecture de cette question.

Je me souviens de ton article, qui m’avait interpellé au moment de sa publication. Je sais que tu peux très bien comprendre les doutes et les questions qui sont les miennes aujourd’hui. Et tu me confortes dans l’idée que la réponse viendra avec la distance... et le temps !

Quand je me relirai bien plus tard, j’en profiterai sûrement pour rédiger le pendant de ce premier billet.

À bientôt,

3. Yann, le 9 novembre 2012 à 02:38

Excellent billet... Je vous rejoint sur plusieurs points.
La liberté est tellement précieuse, et rare. Même si nous avons eu la chance d’être née dans un pays ’’riche’’ et démocratique, c’est un faux semblant de liberté que l’on nous fait miroiter, alors que nous ne sommes qu’un poisson de plus dans le bocal social-économique. Sentir que l’on a un réel contrôle sur nos pas, en se détachant de l’étiquette que l’on veut nous imposer est un sentiment incroyable et indescriptible !

4. Audesou, le 10 novembre 2012 à 00:14

Nous nous comprenons bien. ;-)

5. Olivia , le 2 mai 2013 à 03:10

Magnifique article Laurent..! J’en ai un peu les frissons..
C’est une plaisir de t’avoir rencontré ;)

6. Audesou, le 3 mai 2013 à 17:51

Plaisir partagé, chère Olivia. ;-)

Vous aussi, laissez vos traces sur la piste...