« L’opération Ushuaïa »

Publié par Audesou et Koonshu, le 20 janvier 2013 à 06:01

C’est désormais une ritournelle sur La Piste Inconnue, tout a commencé par un rêve.

Tranquillement assis sur le toit d’une auberge de Buenos Aires, fin novembre, en train de digérer un asado sous la chaleur d’une nuit de pleine lune, au détour d’une discussion, soudain, surgit une idée : passer Noël 2012 à Ushuaïa.

L’instant suivant, l’idée était devenue projet.

Les ont-dit annonçant – à raison – que la plupart des lits étaient déjà affectés pour cette période de l’année dans la ville du bout du monde, le soir même, nous réservions 5 nuits au Free Style Hostel d’Ushuaïa entre le samedi 22 et le jeudi 27 décembre, ainsi que 5 autres nuits, plus tôt, dans La Casa de Tounens de Puerto Madryn, entre le mercredi 5 et le lundi 10 décembre. Sur notre agenda venaient ainsi d’apparaître deux séries de nuits en auberges, qui cernaient une dizaine de jours libres, que nous comptions à cet instant passer ici ou là en Patagonie argentine. Entre Puerto Madryn et Ushuaïa.

Comme évoqué plus tôt par Koonshu, les lois du voyage étant ce qu’elles sont, nous aurons au final passé pas moins de 13 jours à Puerto Madryn, avant de prendre directement la direction de la Terre de Feu, le mardi 18 décembre au matin. Soit 4 jours avant la première nuit que nous y avions réservée.

Trois options s’offraient à nous pour atteindre Ushuaïa, depuis Puerto Madryn :

  1. Prendre l’avion.
  2. Prendre le bus.
  3. Dégainer notre pouce droit, pour la première fois de l’aventure.

L’avion est un moyen commode pour voyager en Argentine, qui n’est pas à tout à fait ce que l’on peut appeler un petit pays. Très rapide, il est finalement moins onéreux que le bus, sur une aussi longue distance. Mais nous aimons l’idée de sentir la piste défiler sous nos pas, et prendre l’avion nous aurait donné l’impression de prendre un raccourci trop facile. De tricher. « Voler, c’est mal », c’est bien connu. Pas d’avion pour cette fois, donc.

Le bus argentin, nous connaissons. Et nous apprécions. Au fil des semaines, nous en sommes les premiers stupéfaits, mais nous sommes devenus le genre de voyageurs à être presque tristes de descendre du bus après 20 heures de route. Comprenez bien que, lorsque vous êtes voyageur au long cours, les heures passées dans un bus comptent parmi les seuls instants de répit durant lesquels vous n’avez rien d’autre à faire que de vous laisser (trans)porter. Nous connaissons, et nous apprécions, donc. Mais notre instinct nous a poussés à tenter cette fois la troisième option : l’autostop.

Lever le pouce ou ne pas lever le pouce ? Telle était la question. Nous avons longtemps hésité avant de prendre cette décision. Allions-nous tenter de parcourir les 1 800 kilomètres qui séparent Puerto Madryn d’Ushuaïa à la seule force de nos sourires sur le bord du chemin ? Pour une première expérience du stop en Amérique du Sud, disons que cela faisait un bout de route et que nous nous sommes demandé quelque temps si nous étions fous ou simplement cinglés. Pour autant, aussi étrange que cela puisse paraître au regard de nos précédentes aventures, déjà palpitantes, nous commencions à ressentir le besoin de vivre des expériences encore plus intenses. Nous avons ensuite pensé à notre devise : « Allons-y, on verra bien ! ». Et puis, nous avons également pensé à vous, qui nous lisez de manière plus ou moins silencieuse. Nous sommes comme ça sur La Piste Inconnue : nous sommes partis à l’autre bout du monde pour vous rapporter du rêve, des histoires à raconter autour d’un feu le soir, et des frissons. Alors… nous avons relevé le défi.

Koonshu à la photo, Audesou au stylo. Récit intégral – au présent – d’un périple hors du commun : « L’opération Ushuaïa ».

Puerto Madryn

Tout commence le matin du mardi 18 décembre, à La Casa de Tounens de Puerto Madryn, que nous avons hantée durant plus d’une dizaine de jours. Une dizaine de jours seulement, mais déjà, nous y avons nos habitudes. C’est franchement moroses que nous nous apprêtons à les quitter par ce matin pluvieux et venteux. Après un bon petit-déjeuner composé – pour le moral – d’une dose industrielle de dulce de leche, étalé sur les gâteaux et le pain maison préparés quotidiennement la veille par le maître des lieux, Vincent, nous reprenons la route. Direction la sortie de la ville, et la mythique route nationale 3, vers laquelle nous partons sac devant, sac derrière, à la rencontre de l’inconnu et de notre premier chauffeur.

Il doit être environ 09:00 au moment où nous saluons une dernière fois Vincent. Un regard en arrière nous ramène aux excellents souvenirs que nous garderons de notre séjour ici, tandis que nous peinons à envisager Ushuaïa, qui nous semble bien loin en avant, à environ 1 800 kilomètres de là.

Nous disposons de 4 jours pour atteindre le bout du monde. Le chronomètre est lancé.

Première course

Après une demi-heure de marche silencieuse, nous arrivons sur le lieu de notre première tentative. Armés de tout le culot du monde, nous déposons nos sacs au sol juste en face du poste de contrôle de police, à l’entrée de la ville. Il faut dire que ce spot audacieux – repéré quelques jours plus tôt – est stratégique : il s’agit d’une petite route de terre où passent, au pas, toutes les voitures qui sortent de la ville pour rejoindre la route nationale 3. Au pas, à cause de deux ralentisseurs à faire trembler Schumacher, de part et d’autre du poste, et sur toute la largeur de la route.

Les premières voitures défilent. Tout comme les gouttes de pluie. Tout comme nos pensées, aussi.

Après quelques instants, nous nous demandons tous deux, sans nous le dire, ce que nous sommes venus faire ici, un panneau « USHUAIA » dans les mains, chargés de ces sacs qui nous suivent docilement mais lourdement depuis un mois et demi. Je compte et recompte dans ma tête les 6 lettres du mot « pétrin ».

Pour vous donner une idée de ce que nous ressentons à cet instant, fermez les yeux et imaginez-vous sous la pluie parisienne, équipé d’un panneau sur lequel est écrit en lettres capitales noires « VARSOVIE ».

Les voyez-vous, ces conducteurs qui rient ? Nous les voyons, nous aussi.

Peu importe. Faire tout pour ne pas susciter la pitié, mais attirer la sympathie, bien plus saine, voilà l’un de nos objectifs. Et cela marche. Après à peine 15 minutes, un pick-up blanc s’arrête en trombe, alors que nous le croyons parti dans notre dos. La porte avant-droite s’ouvre, et voilà déjà que le chauffeur relève la banquette arrière afin de laisser place à notre équipement. Nos cœurs battent la chamade. Symboliquement, nous savons que dès le moment où nous poserons le pied dans le véhicule, quoiqu’il arrive, nous ne reviendrons pas en arrière. Il n’est pas trop tard pour faire demi-tour à ce stade.

Pas trop tard, jusqu’à ce que quelques secondes plus tard, trois portières claquent aux portes de Puerto Madryn, quand l’homme qui nous accueille part vers le sud, et nous avec lui.

La quarantaine, il travaille dans les environs de Rawson, à un peu moins d’une centaine de kilomètres plus loin, sur des systèmes d’irrigation autour du Rio Chubut. Le courant passe rapidement entre nous. Au moins aussi vite que l’asphalte sous les roues. En Patagonie, les routes semblent avoir été tracées à la règle, et si la vitesse est limitée à 110 km/h sur le papier, la plupart des conducteurs roulent à tombeau ouvert.

Il est fasciné par notre projet de tour du monde, et nous explique s’être arrêté car nous lui avons tout de suite inspiré confiance. Cela nous touche. J’apprends par la même occasion que l’on peut inspirer confiance même avec une barbe méticuleusement tondue à trois semaines.

La demi-heure de route terminée, il nous dépose avec chaleur au niveau de la sortie d’un rond-point de Trelew, toujours sur la route nationale 3. Au moment où j’ouvre ma portière, il m’enseigne ce qui suit, que je retiendrai toute ma vie : en Patagonie, il est vital pour la voiture de maintenir fermement la porte lors de son ouverture. De ne jamais la relâcher. Avant de continuer son propre trajet en direction de l’est, vers Rawson, il m’explique qu’en cas de lutte frontale, le vent gagne toujours, et qu’il n’est pas rare de voir dans les environs des voitures sans portières. Ou l’inverse.

Déjà environ 60 kilomètres parcourus, sans difficultés. Avec Koonshu, nous rions aux éclats en affirmant que nous serons le soir-même à Ushuaïa. Non mais, nous sommes les aventuriers de La Piste Inconnue, après tout !

En réalité, nous sommes nerveux. Nous savons que la suite dépendra uniquement de notre propre capacité à tisser des liens et à nous adapter. Très vite, encore et toujours. Nous n’avons absolument aucune idée d’où nous dormirons ce soir. Mais nous ne nous sentons pas abattus pour autant. Nous croyons en nous et en notre intuition.

À cet instant précis, nous caressons du doigt ce beau sentiment qu’est la liberté.

Deuxième course

« L'opération Ushuaïa » #1

Il pleut et il vente, sur ce bout de rond-point. Au fur et à mesure que les minutes passent, nous nous sentons rapetisser. Qui se soucie réellement de ces deux zouaves plantés là, sur le seuil des quarantièmes rugissants ? Nous constatons amèrement que les conducteurs qui filent vers le sud ne sont pas aussi nombreux que nous le pensions. Il faut dire que les quelques courageux qui mettent cap au sud découvrent très vite une zone totalement déserte sur près de 400 bornes, entre Trelew et la prochaine ville, Comodoro Rivadavia, qui est notre objectif de la journée. Nous notons également que si la quasi-totalité des conducteurs qui roulent dans le sens sud-nord nous encouragent à grand renfort d’appels de phares, de signes de la main et de klaxons, ceux qui empruntent l’axe nord-sud semblent subitement frappés de cécité, juste à notre niveau. La théorie du complot n’est jamais loin.

C’est alors que se profile à quelques centaines de mètres de nous, de l’autre côté du rond-point, la silhouette d’un van de type hippie. C’est bien connu, tous les néo-hippies font du stop. Avant même que le véhicule n’arrive à notre niveau, nous nous persuadons nous-mêmes qu’il s’agit là de notre deuxième chance.

Nous sautons dans tous les sens de manière à combattre la malédiction qui semble nous frapper. Et, croyez-le ou non, mais après un peu plus d’une heure d’attente sous la pluie, le van hippie s’arrête bel et bien, entouré d’une lumière aveuglante, dans un dérapage parfaitement contrôlé, juste au pied d’un arc-en-ciel. Ou peut-être était-ce mon imagination, pour ce dernier ? Toujours est-il qu’à l’intérieur, un charmant couple de britanniques nous salue : Rachel et Tom de travelexpeditions.co.uk, eux-aussi en vadrouille en Amérique du Sud.

Ils se dirigent aujourd’hui vers la réserve de Punta Tombo, visitée de notre côté deux jours auparavant en compagnie de Bénédicte et Pierre, afin d’aller observer les manchots de Magellan. Nous prenons un risque en montant avec eux, car la réserve se trouve à une centaine de kilomètres au sud, en pleine pampa, et que nous allons donc être déposés en plein milieu de nulle part.

Nous pesons en quatre secondes le pour et le contre : nous disposons de 3 litres d’eau chacun, d’un peu de nourriture, et, bien que nous n’ayons ni tente, ni tapis de sol, nous savons que nous pouvons survivre à deux au moins cinq jours en plein milieu du désert. Nous décidons donc d’assumer et d’aller de l’avant.

C’est une belle rencontre. Nous discutons de tout et de rien avec nos nouveaux amis d’un instant. Nul besoin d’être mécanicien pour comprendre, au seul bruit du vieux véhicule, que le van – acheté au Paraguay – a subi des avaries de moteur ces derniers jours. Sa très lente vitesse tranche avec ce à quoi nous sommes désormais habitués depuis quelques semaines en Argentine. Mais nous avançons, et c’est bien là le principal. Nous fournissons quelques astuces à Rachel et Tom sur la manière de visiter Punta Tombo, mais aussi sur la route à emprunter pour qu’ils puissent ensuite se rendre sur la plage méconnue de Isla Escondida, qui sert de lieu de repos aux éléphants de mer, à une quarantaine de kilomètres au nord de la réserve.

« L'opération Ushuaïa » #2

Une heure de route plus tard, nous nous faisons déposer comme prévu en plein milieu de nulle part, non sans avoir au préalable échangé nos coordonnées.

Merci Rachel et Tom !

Troisième course

Il est désormais 12:30. Trois heures, c’est le temps qu’il nous a fallu pour parcourir 150 kilomètres depuis que nous avons quitté Puerto Madryn. Plus que 1 650 bornes et nous voilà au bout du monde !

Notre premier réflexe de survie sur cette route désertique est de nous répartir les tâches.

Koonshu reste sur le bord de la route, le pouce dans le vent, tandis que je pars repérer les alentours afin de préparer une solution de repli dans le cas où la pluie ou la nuit viendraient à nous clouer ici. Eh bien, foi d’aventurier, le moins que l’on puisse dire, c’est qu’un kilomètre carré de pampa ressemble désespérément à un kilomètre carré de pampa. Je ne donne pas cher de la peau de celle ou celui qui vient se perdre sur ce terrain. Après avoir quadrillé la zone en long et en large et de large en long, je retourne aux côtés de Koonshu, l’air grave. Il comprend instantanément qu’il vaudrait mieux pour nous ne pas avoir à dormir ici. Nous avons rarement été aussi isolés de toute notre vie, et la première estancia est à plus de 20 kilomètres au sud, sans garantie d’y trouver âme qui vive. Je n’ose même pas m’approcher du panneau qui annonce la distance jusqu’aux prochaines villes, tellement je distingue depuis notre position que tous les kilométrages affichés le sont sur trois chiffres.

Nous nous armons donc de patience, et tendons le bras face au vent. 5 minutes, 10 minutes, 15 minutes, 30 minutes. Le temps s’écoule. Personne ne s’arrête. Quelques rares conducteurs passent, pourtant. Mais en nous remémorant nos cours de physique du lycée, nous comprenons vite qu’il n’est pas envisageable d’arrêter juste devant nous un camion lancé à 130 km/h ou une voiture à 180 km/h. Nous sommes stupéfaits de voir le nombre de bolides qui filent à toute vitesse juste sous nos yeux en ce lieu désert. À chaque fois qu’un camion nous frôle, nous manquons de perdre la moitié de nos vêtements à cause du phénomène d’aspiration générée par ces mastodontes de la route. J’exagère. À peine.

« L'opération Ushuaïa » #3

Nous discutons de tout et de rien. Mais surtout de rien. Nous pensons à nos proches restés en France, ou ailleurs. Pour la gloire, nous allons pisser en plein milieu de la pampa – face au vent, pour rendre l’exercice encore plus palpitant – juste histoire d’avoir la joie de raconter un jour à nos enfants respectifs que « Papa a fait un jour pipi face au vent en plein milieu de la pampa argentine ! ». Comme vous le lisez, le moral est à cette heure plutôt bon malgré le caractère franchement incertain de notre situation.

Soudain, le bruit familier d’une marche arrière se fait entendre dans notre dos. Nous tournons la tête, et observons, incrédules, cette voiture qui recule dans notre direction. Tels deux disciples de Monod, la conscience déjà voilée par l’atmosphère monotone du désert, nous n’avons même pas la présence d’esprit de courir à sa rencontre.

L’homme qui nous ouvre porte une casquette rouge sur sa tête ainsi que le poids d’une soixantaine d’années sur ses épaules. Un crucifix pend du rétroviseur et des noyaux de cerises s’entassent dans le vide-poche. Un regard échangé avec Koonshu nous permet de valider que nous sommes partants tous les deux.

Nous voilà de nouveau en mouvement.

« L'opération Ushuaïa » #4

Derrière le fort accent argentin de notre nouveau chauffeur, je reconnais l’écho retentissant d’une existence laborieuse. Cet homme qui part travailler aux champs, le cœur révolté par les inégalités sociales, me parle de sa vie en nous offrant quelques-unes des cerises qu’il cultive, plus loin. Lui, qui évoque durant de longues minutes de son amour pour sa terre et son pays, qui me raconte comment et pourquoi il donne son temps dans une association lorsqu’il ne travaille pas, lui, qui a la paume des mains cornée de ceux qui ont déjà trop travaillé, me fait penser à feu mon grand-père. L’Argentine est dans ses yeux un pays – son pays – où une minorité exploite une majorité. Je me dis que ce sentiment ne connaît malheureusement pas de frontières. Il nous parle également du mal qui court dans les rues de Buenos Aires. Je me garde d’évoquer ce que nous avons vécu dans la capitale argentine : je ne souhaite pas alimenter sa perception du monde avec d’autres idées sombres.

Durant la bonne heure de trajet avec cet homme digne autant que fatigué de vivre, qui a du mal à comprendre comment d’aussi jeunes hommes peuvent autofinancer eux-mêmes un voyage autour du monde, je prends une grande leçon d’humilité.

C’est dans une station-service abandonnée, encore une fois en plein milieu de nulle part, que nous sommes cette fois déposés lorsque la voiture s’éloigne, au loin. Vers le travail. Vers une nouvelle journée de labeur. Encore. Une de plus. Vers l’est. Tandis que nous filons au sud.

Il est maintenant 14:20.

Quatrième course

Même en plein cagnard – en Patagonie, les 4 saisons se côtoient dans la même journée – la station-service est un brin lugubre. En entendant une vieille porte grincer au vent et ces deux chiens invisibles qui aboient derrière la porte de la cour, sans que je ne comprenne très bien comment ils peuvent survivre ici, je pense à mon ami Sébastien qui y verrait sûrement comme moi un excellent décor pour un slasher.

« L'opération Ushuaïa » #5

Je n’ai aucune idée de l’endroit où nous nous trouvons, mais je n’en parle pas, pour ne pas inquiéter inutilement Koonshu. Je sais que nous sommes toujours sur la route nationale 3, et le soleil m’affirme que nous n’avons fait que rouler vers le sud depuis notre départ. Il est bien trop tard pour faire demi-tour. Je regarde droit devant. Cela me suffit.

Après un rapide tour de la station-service, qui est abandonnée pour cause de manque d’eau si j’en crois l’écriteau collé sur la porte rouillée, nous décidons de nous accorder un petit plaisir en ouvrant un paquet de madeleines fourrées au dulce de leche. Déjà trois chauffeurs depuis ce matin, et ce plaisir infime a un goût de petite victoire. Puis, pendant que j’applique une énième couche de crème solaire sur ma-peau-qui-ne-bronze-pas, Koonshu se dirige vers deux poids lourds sans remorques, venus eux-aussi se perdre conjointement dans ce recoin de la province de Chubut que même les cartographes ne connaissent pas, afin de leur demander s’ils pourraient nous laisser descendre avec eux en direction d’Ushuaïa. Après tout, qui ne tente rien, n’a rien.

Lorsque Koonshu est de retour, je prends l’ascenseur émotionnel. Il m’apprend que ces deux camions roulent effectivement jusqu’à Ushuaïa. Les yeux écarquillés, je suis joie. Jusqu’à ce que le fourbe enchaîne dans un sourire démoniaque, et m’annonce qu’ils ne peuvent malheureusement pas nous y conduire faute d’en avoir le droit. Les yeux pleins de larmes, je deviens tristesse.

Ce qu’il faut comprendre : la plupart des routiers argentins roulent dans des camions qui ne leurs appartiennent pas et travaillent pour des compagnies privées qui ne les autorisent pas à accueillir des passagers durant les transferts. De plus, j’apprendrai plus tard que les rares conducteurs à avoir l’accord de leur employeur ne peuvent souvent véhiculer qu’un seul et unique passager à la fois.

C’est donc un peu abattus, têtes baissées et la queue entre les jambes, que nous nous apprêtons quelques minutes plus tard à reprendre la direction du soleil, du vent, des murs de poussière, de la vitesse et de ce qui ressemble parfois à de l’indifférence. Bref, du bord de la route.

Quand soudain, arrive l’instant magique que nous n’attendions pas, au moment où le routier argentin démarché par Koonshu quelques minutes plus tôt nous fait signe de revenir le voir. De revenir le voir, oui, mais cette fois avec nos sacs.

Je crois halluciner.

Trois clignements des yeux et un test de réalité plus loin, j’aperçois toujours cet homme bedonnant gesticuler au loin, là, juste en face de nous, impatient de repartir avec son compagnon, nous à leurs côtés.

Afin de vous laisser un moment pour assimiler l’idée, La Piste Inconnue vous diffuse un résumé de ce qui vient de se passer : alors que nous faisions route en stop vers Ushuaïa depuis Puerto Madryn, 1 800 kilomètres plus au nord, nous avons été déposés au beau milieu d’un désert, entre les villes de Trelew et de Comodoro Rivadavia, sur le pas d’une station-service abandonnée, sous un soleil de plomb. Au même instant, dans ce lieu inquiétant – pour ne pas dire flippant – font également halte deux routiers argentins, qui sont sans aucun doute possible les deux seuls routiers à s’arrêter ici depuis Noël 2001. Nous sommes deux, ils sont deux. Nous allons à Ushuaïa, ils vont à Ushuaïa. Ne réglez pas votre téléviseur, vous n’êtes pas dans le dernier James Bond, tout va bien : vous êtes seulement en train de lire une partie de l’extraordinaire histoire de La Piste Inconnue.

Nous voilà donc repartis en compagnie de ces deux routiers qui roulent ensemble, à vide, jusqu’en Terre de Feu, qui est quand même à 1 500 kilomètres de là.

Nous nous payons même le luxe de voyager dans deux camions différents. Tandis que Koonshu monte avec son interlocuteur d’il y a quelques instants, j’escalade de mon côté les marches qui permettent d’accéder à la cabine de son acolyte, et c’est dans le camion de tête que je repars, encore sous le choc de ce qui vient de se produire.

Bienvenue en compagnie de nos quatrièmes chauffeurs, qui nous mèneront, après trois heures de route, jusqu’à la ville de Comodoro Rivadavia.

« L'opération Ushuaïa » #6

L’expérience est exceptionnelle. Rouler à toute allure vers le sud dans la cabine d’un de ces monstres vrombissants, qui ferait pâlir la chambre d’un hôtel 4 étoiles tellement tout semble ici prévu pour y passer une vie (lit, 5 rétroviseurs sur chaque porte, siège ergonomique, il y a même un volant), en compagnie d’un routier argentin rencontré au hasard du vent du désert, cela n’a pas de prix.

Rapidement, mon nouvel amigo m’annonce qu’il doit s’arrêter dans la prochaine station-service pour aller y chercher de l’eau chaude. Arrivé là, je lui propose de m’en occuper. Il me tend son thermos et je m’exécute. En Argentine, l’immense majorité des stations-service proposent de l’eau chaude à leurs clients. Pourquoi ? Pour le maté, pardi !

Le fait est que l’homme, non content de m’accueillir à ses côtés, souhaite partager son maté avec moi. Je suis touché, car nous ne nous connaissons que depuis quelques dizaines de minutes. Mieux encore, il me demande si je suis prêt à le préparer moi-même. J’accepte, et suis attentivement ses consignes. Le rituel de la préparation et de la consommation du maté est précis, et chacun y va de sa touche personnelle. Lui, apprécie le maté tiède et très sucré. Nous rigolons tous deux de mon inexpérience. Après quelques essais non concluants, il m’annonce que la préparation est parfaite. Mission accomplie de mon côté.

Puis, décidément ravi de partager sa route avec un compagnon d’outre-Atlantique – je suis le premier français qu’il rencontre dans sa vie – il me demande si je souhaite être initié au rituel de la feuille de coca, très consommée dans les Andes.

C’est une première pour moi. Il m’apprend à former une boule en repliant sur elles-mêmes une dizaine de feuilles de coca, et à la placer à l’intérieur de ma joue, contre les molaires. L’idée est de l’y laisser là et de la mastiquer tranquillement, un peu comme une chique. Le goût est particulier et les feuilles ont un effet anesthésiant au niveau de la zone où elles sont appliquées. Au bout de quelques minutes, c’est le visage un peu paralysé que nous rions tous deux de nos nouvelles joues de hamsters.

Soudain, il pose un paquet de poudre blanche au sol, sur sa droite. Je suis curieux, je pense à de la drogue dure. Il m’explique : comme la feuille assèche la bouche, un doigt mouillé trempé dans la poudre de bicarbonate et ramené sur la langue permet de faire durer le plaisir en provoquant une réaction immédiate de salivation. Il me raconte ensuite comment les andins utilisent ces feuilles pour combattre le mal aigu des montagnes, les troubles digestifs, et, d’un point de vue plus spirituel, pour entrer en communication avec la Pachamama, la Terre-Mère. Me voilà désormais prêt à affronter les Andes, fort de ce nouvel acquis !

Nous échangeons durant des heures avec cet homme, qui évolue entre la trentaine et la quarantaine, et dont la famille habite à Buenos Aires. Il me parle de sa première femme névrosée, de son nouvel amour qui l’a ramené dans le droit chemin, de ses 5 enfants, de ses 9 frères et sœurs. Les paysages défilent. Il m’explique qu’il n’a en théorie pas le droit de prendre des passagers, et qu’il devra s’arrêter pour nous déposer à Comodoro Rivadavia car il rencontre son patron, plus au sud. De temps en temps, il joue avec son téléphone pour communiquer avec son collègue qui nous suit. Par intermittence, je vois Koonshu dans l’un des 5 rétroviseurs. Puis nous parlons, encore et encore. De tout. Du sentiment de liberté qu’il éprouve aux commandes de son camion, de la France, de l’Argentine, des filles, de la langue.

Je repense à tous les échanges déjà vécus dans la journée, et à quel point ceux-ci me marqueront toute ma vie. Je saisis la valeur d’une seconde, d’une minute, d’une heure, d’un jour, d’une existence. Une même portion de temps n’a pas toujours le même poids dans la balance de la vie, mais la récolte de cette journée vaut bien son pesant d’or.

Peu avant l’arrivée à Comodoro Rivadavia, le paysage – parfaitement plat et aride depuis Buenos Aires – évolue enfin, pour laisser placer à quelques collines et à des plaques de neige, parsemées. Il commence à faire froid, et je me demande intérieurement comment nous allons réussir à passer la nuit. Je suis toutefois heureux de retrouver à l’extérieur un peu de diversité.

« L'opération Ushuaïa » #7

Nous arrivons désormais à destination, et c’est dans une station-service, du côté gauche de la route que nous sommes déposés après avoir coupé la voie d’en face. Retenez bien ce détail, qui aura son importance par la suite.

Après ce que je viens de vivre, c’est forcément avec un pincement au cœur que nous descendons, mes sacs et moi, du camion. Mon compagnon de route – qui m’appelle désormais « son ami de France » – me remercie de lui avoir tenu compagnie. Je fais de même, et lui donne mes coordonnées. « La prochaine fois que tu passes à Buenos Aires, je te présenterai à mes cinq enfants ! » sont les derniers mots que j’entends, en espagnol, avant que la portière ne mette fin à cette course hors du temps.

En me retournant, je retrouve Koonshu. Aux anges également, suite à ce parcours en camion.

Nous venons de poser le pied à Comodoro Rivadavia, notre objectif de la journée. Partis sur les coups de 09:00, nous l’avons atteint peu avant 18:00.

Il est encore tôt. Il s’agit maintenant de le dépasser.

Cinquième course

C’est assis dans la station-service, un sandwich dans les mains, que nous fêtons dignement notre arrivée ici. Ce repas de prince terminé, je sors à nouveau à l’extérieur sous la bruine et dans le froid, après avoir ressorti mes chaussures pleines, ma polaire et ma softshell du fond de mon sac, afin de m’entretenir avec les routiers qui attendent sur ce qui me fait penser à une piste d’envol pour camions, tellement la manière dont les poids lourds viennent se garer est réfléchie afin de ne pas gêner le prochain qui s’alignera sur la ligne de départ.

Tous, sans exceptions, partent vers le nord. Moi qui me faisait une joie de voir une quinzaine de camions à l’arrêt devant moi, je ne comprends pourquoi que quelques dizaines de minutes plus tard, lorsqu’en parlant avec un pompiste de la station, celui-ci m’explique que l’établissement se trouve du côté de l’axe sud-nord de la route, et qu’il est donc normal que la majorité des routiers partent ensuite vers le nord. Je me sens idiot en repensant à la manière dont nous sommes arrivés ici, en coupant la route qui venait d’en face, plutôt qu’en sortant sur le bas-côté.

Ce même pompiste me parle d’une autre station-service, à l’autre extrémité de la ville, cette fois du côté adéquat pour notre projet. Après une rapide concertation avec Koonshu, quand nous comprenons que nous ne pourrons que très difficilement repartir d’ici dans la bonne direction, et que la route qui mène à la ville n’est pas adaptée aux piétons tant elle a des airs d’autoroute, nous choisissons de nous repositionner pouce levé vers le ciel, afin de tenter notre cinquième course de la journée, jusqu’à la fameuse station.

Avant de lever l’ancre, et pour continuer à surfer sur ma vague de bonnes idées avant qu’elle ne s’amenuise, je décide de remplir l’une de mes bouteilles en plastique – désormais vide – avec de l’eau chaude destinée au maté. Koonshu a repéré plus tôt une fontaine destinée à cet usage, dans la station. Sur le coup, je rêve déjà de cette bouteille 2 en 1, qui me servira de bouilloire durant la nuit, et de breuvage au petit matin. J’en ai des frissons tellement cette idée me paraît être l’idée de la journée. Après coup, alors que je contemple cette bouteille au plastique partiellement fondu agoniser sur le sol, je comprends que si le vent gagne toujours contre les portières patagoniennes, il en est de même pour l’eau destinée au maté lorsqu’elle se retrouve piégée dans un récipient en plastique. Merci petite bouteille. Et adieu.

Ces péripéties nous amènent donc à notre cinquième course, quand, après une quinzaine de minutes d’attente seulement, un pick-up déjà bien chargé s’arrête à notre niveau.

Il s’agit d’une famille, en route vers le centre-ville, qui nous propose de nous emmener jusqu’à la prochaine station-service. La mère nous explique que son fils de trente ans se déplace systématiquement en stop, et que – par projection – elle ne peut pas s’empêcher de venir en aide à deux jeunes hommes comme nous, malgré le fait que toutes les places du véhicule soient déjà occupées.

Pas de soucis, nous sommes en Argentine, alors, qui dit problème, dit solution : c’est accroupis dans le coffre couvert que nous voyageons, sous le regard stupéfaits des deux enfants en bas-âge que nous pouvons apercevoir derrière la vitre intérieure.

« L'opération Ushuaïa » #8

À peine deux dizaines de minutes plus tard, nous voilà sur le sol de la prochaine station, après avoir salué chaleureusement toute la petite famille.

Sixième course

Très vite, nous constatons que la série des bonnes idées continue. Nous sommes bel et bien dans une station, mais aucun camion à l’horizon. Quant à la ville, nous ne nous en sommes pas rendus compte, pliés en trois dans le coffre de notre véhicule précédent, mais nous ne l’avons toujours pas traversée. Nous avons en fait été arrêtés bien trop tôt. Probablement parce que je n’ai pas su être assez clair lorsqu’il s’agissait d’indiquer le lieu où nous souhaitions être déposés.

À peine heurtés par ce contretemps, nous comprenons rapidement que devant le perron de cette station, la descente en courbe douce ne nous permettra pas d’arrêter les véhicules, qui roulent, pour changer, à toute allure. Nous passons donc au plan B, à savoir, négocier une course avec l’un des conducteurs qui vient ici remplir son réservoir avant de prendre la direction du centre de Comodoro Rivadavia. Excès de confiance ou envie de tenter d’autres expériences, nous nous payons même le luxe de sélectionner notre chauffeur. Après quelques minutes, vers 19:15, j’aperçois un homme à l’allure sympathique descendre d’une non moins sympathique camionnette à bétail qui, équipée d’une remorque à l’intérieur de laquelle se battent trois pneus et un bidon, doit bien avoir 40 ans.

« L'opération Ushuaïa » #9

Après quelques rapides échanges, celui-ci accepte, malgré la surprise, de nous conduire jusqu’à la station-service, de l’autre côté de la ville. Il nous fait signe de charger nos sacs dans la remorque, le temps de faire le plein de carburant. Cette dernière a ceci d’intéressant qu’elle ne dispose d’aucun montant sur le côté droit. Nous savons comment conduisent les conducteurs argentins, et nous doutons avec Koonshu de la capacité de nos sacs à rester à bord dans les virages. Mais c’est oublier une nouvelle fois que nous sommes toujours en Argentine et que chaque problème a ici sa solution artisanale : notre nouveau chauffeur dispose deux des trois pneus orphelins de manière à arrimer solidement nos sacs à la carrosserie, et c’est tous trois assis côte à côte sur la banquette en cuir noir que nous reprenons la route.

Juste le temps de raconter à notre nouveau compagnon de route pourquoi nous sommes venus nous perdre dans ce coin de l’Argentine, et déjà il est temps de remettre le pied à terre et de décocher un nouveau « Merci ».

« L'opération Ushuaïa » #10

Première nuit

Il n’est pas tout à fait 20 heures, nous sommes toujours le mardi 18 décembre 2012, et c’est des souvenirs plein la tête que nous voilà désormais fièrement arrivés dans notre troisième station-service de la journée. Bonne pioche, celle-ci a, de plus, l’immense avantage d’être ouverte toute la nuit. Voilà un bien beau filet de sécurité pour qui ne sait toujours pas où passer la nuit froide à cette heure avancée.

Sans perdre une minute, je discute un instant avec l’une des membres de l’équipe de la station, qui me confirme que de nombreux camions s’arrêtent à cet endroit, avant de repartir vers la Terre de Feu. Comme c’est décidément souvent le cas en Argentine, la femme qui se tient là, juste devant moi, est rayonnante. Si bien que je perds un instant le fil de ses mots. Il faut dire qu’après une journée passée à contempler des paysages fugaces, son charme naturel – si présent, lui – m’interpelle. Nous continuons à parler un peu. Elle m’apprend qu’il n’est pas rare de croiser des chauffeurs qui apprécient la compagnie lors des trajets de nuit, et que repartir pour une course n’est pas nécessairement impossible une fois le soleil passé sous l’horizon. Échange de regards, bref mais signifiant. Nous nous mettons tous deux à sourire d’un air complice, un peu gênés. La langue des yeux est universelle : après réflexion, pas certain que la compagnie de deux français en vadrouille soit réellement celle recherchée par les routiers argentins durant la nuit…

Je retrouve ensuite Koonshu, déjà à moitié endormi dans le restaurant de la station, et c’est autour d’un café et d’un chocolat chaud que nous convenons de tenter de repartir avant la tombée de la nuit en direction du sud, tandis que j’essaye sans succès de me connecter à l’un des réseaux sans fil qui traverse la pièce. Nous nous donnons deux heures et demie pour dégoter notre prochain chauffeur.

Ainsi soit-il : si nous n’arrivons pas à quitter la ville avant 23:00, nous passerons la nuit dans cette cité pétrolifère.

Les heures qui suivent sont difficiles. Nous enchaînons refus sur refus. La plupart des routiers ne roulent pas la nuit, ne souhaitent pas nous embarquer avec eux, ou n’en ont pas la possibilité. Nous alternons les phases de pouce levé sur le bord de la route et les phases d’errance dans la station-service. Pour la première fois depuis que nous sommes partis – le matin même – nous sommes confrontés à des murs d’indifférence. Koonshu se voit ainsi parfois répondre « No » avant même d’avoir ouvert la bouche, quand certains conducteurs ne prennent même pas la peine de lui adresser la parole. De mon côté, j’assiste à quelques cours de géographie douteux, quand mes interlocuteurs m’affirment qu’ils font route vers le nord alors que leur prochaine destination est ostensiblement Río Gallegos, 800 kilomètres au sud de Comodoro Rivadavia. Notre objectif d’alors, pour le surlendemain.

Il est bien question vers 22:30 de se faire débarquer 10 kilomètres plus au sud par un camion de pompier, prêt à nous intégrer à ses effectifs le temps d’une course, mais nous jugeons plus sage de ne pas passer la nuit au milieu de nulle part. Nous savons que la station où nous stationnons déjà depuis quelques heures ne fermera pas la nuit et, comme l’écrivait plus tôt Jean de La Fontaine : « Rien ne sert de courir, il faut partir à point ».

Qu’importe, malgré les difficultés, notre moral est bon. Nous avons atteint notre objectif de la journée. La Piste Inconnue se déroule de manière toujours aussi exceptionnelle. Repartir de nuit ne serait qu’un bonus. Quant aux nombreux refus, je préfère me dire que le soleil qui se couche rend les camionneurs plus méfiants.

L’obscurité nous entoure, désormais.

« L'opération Ushuaïa » #11

Je vagabonde çà et là durant une bonne heure, afin de trouver un lieu où passer la nuit. Cette partie de la ville, très industrielle, à quelques dizaines de mètres de l’océan, n’a aucun attrait à mes yeux.

Peu après minuit, je suis de retour à la station, où je retrouve Koonshu. Il est grand temps de dormir un peu. Le lieu sélectionné se trouve à l’écart de la route, non loin de là, dans la pénombre. Nous passerons la nuit habillés chaudement, allongés à tour de rôle sur nos sacs, entre trois murets salutaires qui permettent tout juste à un homme de s’insérer, protégé du vent.

Comme à notre habitude dans ce genre de situations, nous passons dans un mode de repos polyphasique : tandis que l’un de nous dort quelques dizaines de minutes, l’autre monte la garde, et vice-versa. Ceci, aussi longtemps que dure la nuit.

J’entame le premier cycle de sommeil, durant une heure vingt. Pendant ce temps, Koonshu a pour mission de continuer à discuter avec d’éventuels rouleurs de nuit et de veiller sur notre équipement. Vers 01:50, début du second cycle. Pas de routiers à l’horizon. Il commence à faire franchement froid, autour de 4 °C. Tandis que Koonshu dort à son tour, j’échange avec les rares conducteurs à s’arrêter encore dans la station à cette heure tardive.

Vers 03:20, nous commençons le troisième cycle après avoir convenu que nous repartirons vers 05:20 de la station en direction du sud, jusqu’à un grand rond-point à quelques kilomètres de là, afin d’être positionnés stratégiquement vers 06:00, lorsque les premiers travailleurs débuteront leur journée.

Si les deux premiers cycles duraient une heure vingt, les troisième et quatrième cycles ne dureront que quarante minutes, afin de ne pas laisser nos corps se refroidir de manière trop importante. Dans ces conditions, l’idée est de trouver le bon équilibre entre temps de repos et niveau de refroidissement du corps : si la durée du sommeil est trop importante, le corps endormi finit par consommer plus d’énergie qu’en état de veille car sa température baisse peu à peu et qu’il lui faut ensuite brûler un nombre déraisonnable de calories pour revenir à niveau. Me voilà donc en station couchée pour quarante minutes seulement. Je m’endors immédiatement puis me réveille à 04:00. Koonshu prend à cet instant son dernier cycle de sommeil.

Alors que l’aube fait son entrée en silence, je décide de marcher en direction de l’est, de l’océan, à quelques minutes de là. D’épaisses volutes de fumée, que je peux distinguer depuis la station, attisent les flammes de ma curiosité. Pendant que toute la ville est endormie et que la nuit recule peu à peu, je traverse la zone industrielle et fais appel à de vieux réflexes d’explorateur urbain pour m’introduire dans l’enceinte clôturée d’une sorte de cimetière à véhicules, tel un papillon qui vole vers la lumière. De l’autre côté d’un immense terrain vague, je découvre sur la plage un spectacle absolument hallucinant que je n’ai toujours pas compris à ce jour. Là, juste devant moi, trois immenses tas – 10 mètres de haut pour 20 d’envergure – de ce qui ressemble à du compost sont en flammes au bord de l’eau. J’ai rarement vu d’aussi grands brasiers. Après évaluation, je me dis que cet ersatz de feu de joie a l’air contrôlé, même si je n’aperçois personne dans la pénombre. Méfiant, car après tout, je n’ai rien à faire ici, je me terre dans l’obscurité de cette sorte de casse, et choisis de profiter de cet instant quasi mystique. Cette vision apocalyptique ne serait-elle pas le premier signe d’une fin du monde annoncée ? Ce matin, cela m’est parfaitement égal. Jusqu’ici, tout va bien.

De retour à la station, je réveille Koonshu, tout en me demandant si je n’ai pas été victime d’une hallucination. Je ris intérieurement en me disant qu’avec la fatigue, les feuilles de coca et les kilomètres parcourus, c’est une possibilité à envisager. Mais encore une fois, cela m’est égal. Car, encore une fois, jusqu’ici, tout va bien.

Il est environ 05:00, et, tandis que le soleil du mercredi 19 décembre 2012 pointe le bout de son nez, nous prenons notre petit-déjeuner dans la station endormie.

Septième course

Comme prévu, nous repartons vers 05:20. Direction ? Le sud. Objectif de la journée ? La ville de Puerto San Julián, située plus de 400 kilomètres plus loin, toujours sur la route nationale 3.

Sur la route vers le rond-point, nous esquivons deux chiens errants et nous profitons du lever de soleil. Une belle journée s’annonce. Nous ne nous sentons pas particulièrement fatigués, malgré la nuit passée dehors. « Le moral est bon, nous poursuivons le vol », comme l’aurait sûrement dit le camarade Youri Gagarine. Après une bonne heure de marche au milieu de ces paysages patagoniens qui commencent tout juste à prendre du relief, nous arrivons à destination, non sans avoir encore une fois esquivé quelques chiens errants. Motivation gonflée à bloc, nous parions sur la durée de l’attente jusqu’à notre premier chauffeur de la journée : « 20 minutes ! ».

« L'opération Ushuaïa » #12

La première voiture du jour passe devant nous en direction du sud, sans un signe. Pas grave, il y en aura d’autres. La deuxième voiture passe, elle aussi. La troisième voiture, elle, s’arrête. Seulement 10 minutes que nous sommes postés ici. Nous sommes à peine en conditions psychologiques pour débuter une nouvelle journée de stop que nous voilà déjà embarqués dans un pick-up rouge. Koonshu monte à l’arrière, je m’installe à l’avant. Décidément, la journée commence sur les chapeaux de roues.

L’homme qui nous accueille ce matin débute sa journée de labeur. Deux heures de route, matin et soir, pour parcourir les 300 kilomètres qui séparent Comodoro Rivadavia de son lieu de travail, au sud-ouest.

Je vous laisse calculer la vitesse moyenne à laquelle nous longeons la côte Atlantique à cet instant.

Son travail – lucratif – consiste à mettre en place des pompes à pétrole, sur la terre ferme. Il nous explique que le pétrole et le gaz sont partout, dans cette région. Aussi bien sous la terre que sous la mer. Il m’apprend que l’Argentine est un pays totalement indépendant en ce qui concerne les ressources en hydrocarbures. Je lui parle bien sûr de notre projet et de notre destination. Même pour un homme qui vit à Comodoro Rivadavia, Ushuaïa ressemble au bout du monde. Je me prends à rêver de la France, aux trajets d’à peine quelques centaines de kilomètres, entre la capitale et ailleurs, qui me semblaient souvent bien longs, fastidieux et onéreux, dans une ancienne vie. Aujourd’hui, nous avons pour objectif de parcourir l’équivalent d’un trajet Paris/Lyon sans dépenser un seul peso argentin dans les transports. Et nous réussirons, d’une manière ou d’une autre. Tandis que Koonshu somnole à l’arrière, l’homme m’annonce avoir entendu ce matin à la radio qu’il neigeait en Terre de Feu. J’espère seulement que nous n’aurons pas à passer une nuit à l’extérieur, une fois rendus là-bas.

« L'opération Ushuaïa » #13

Encore une rencontre qui laissera des traces. Après un peu moins d’une quarantaine de minutes, et quelques 80 kilomètres parcourus, l’homme nous dépose dans la ville de Caleta Olivia. D’une poignée de main ferme et sèche – celle dont vous honorent toujours ces hommes qui savent où ils vont – il nous souhaite bonne chance, avant de continuer sa route vers l’ouest, sans se retourner.

Merci à toi, ami d’une heure.

Huitième course

07:10. Mercredi 19 décembre 2012. Nous voilà donc à Caleta Olivia. Ville dont nous ignorions jusqu’à ce jour à peu près tout, et surtout l’existence. Après un rapide arrêt dans une énième station-service histoire de vidanger la machine, nous repartons à la recherche de notre prochain spot. À l’intuition.

« L'opération Ushuaïa » #14

Nous longeons la route nationale 3, qui serpente à travers la ville, jusqu’à arriver au niveau d’un dos d’âne au milieu d’une longue ligne droite, avec suffisamment de place sur le bas-côté pour permettre à un camion de s’y arrêter. L’emplacement semble intéressant. Nous tentons le coup, et c’est pouces au vent que nous saluons les premiers véhicules rencontrés ici.

Nous restons plantés là une heure durant. L’attente est longue, cela ne prend pas. Le vent souffle avec rage depuis l’océan que nous apercevons juste en face de nous, dans cette ville qui semble, une fois encore, sortie de nulle part au milieu du désert. Alors que Koonshu part au sud en reconnaissance, je reste au bord de la route et j’assiste à une scène particulièrement crue. Âmes sensibles, abstenez-vous de lire le paragraphe qui suit.

Nous croisons un nombre incalculable de chiens errants, dans les rues, depuis notre arrivée en Amérique du Sud. Et la ville de Caleta Olivia ne fait pas exception à ce qui est, au fil des jours, devenu une norme à nos yeux. Tandis que je m’évertue à attirer tant bien que mal l’attention des conducteurs qui détalent vers le sud, je me surprends à observer une meute de quatre de ces chiens errants. Ils semblent bien s’entendre. Les yeux perdus à travers ce spectacle canin, je me demande si leur vie de cabots des rues est plus riche que celle de leurs homologues planqués. Voilà bien dix minutes que je les observe, quand soudain vient l’envie à l’un d’eux de traverser la rue. Ni une, ni deux, d’un seul corps, les voici tous en mouvement. En mouvement est aussi le pick-up blanc qui s’annonce, à quelques dizaines de mètres, menaçant. Je réalise que si ces chiens sont libres, ils semblent aussi suicidaires. Ou, en tout cas, casse-cou. Le pick-up ne ralentit pas, tandis que le chien de tête n’a toujours pas atteint le milieu de la chaussée. Posté à cinquante mètres de là, je regarde cette scène de l’extérieur, médusé, presque fasciné. Je ne réagis pas, personne ne réagit. Mes yeux fixent ces quatre chiens qui semblent traverser si lentement – presque figés – devant ce pick-up à l’allure d’épée de Damoclès. Je pense : « Allez ! Vite ! Vite ! Allez... ». J’ai presque l’impression de m’être attaché à ces animaux que je ne connais pas, à force de les avoir observés. Le chien de tête atteint l’autre rive. Celui qui le suit, aussi. Le pick-up roule toujours. D’ici, il semble totalement froid, presque blasé. Il frôle le troisième chien de la cordée. Puis, il y a ce premier son sourd. Glaçant. Suivi d’un gémissement. Le dernier animal est percuté de plein fouet, projeté une dizaine de mètres en avant, dans l’axe de la route. Le véhicule continue, lui, sa route. Après les collines en flamme du petit matin, je crois halluciner encore une fois. Avant même que le chien blessé n’ait le temps de se relever totalement sur ses quatre pattes, la masse de métal est à nouveau sur lui. Second son sourd. Puis, des craquements abominables. Puis, plus un bruit. Le pick-up continue sa route sans ralentir. Derrière-lui, là où se trouvait il y a quelques secondes une vie, ne reste plus qu’un ramassis de chair, d’os, de sang, de pneu et de bitume. Une large flaque à l’origine improbable, qui ne doit guère mesurer plus de deux centimètres de haut, est apparue. Je cligne des yeux, regarde les trois chiens, hébétés. Il s’est déroulé dans leur dos quelque chose qu’ils ne comprennent pas. Ils cherchent leur compagnon d’infortune, grattent le sol, soulèvent ce que les enfants appelleraient une crêpe. Quand Koonshu est de retour, moins d’une minute après, je le laisse deviner seul ce que l’un des chiens est en train de décoller de la route et de traîner sur le côté, à la seule force des mâchoires. Naturellement, il commence par ne pas y croire. Et pourtant…

Il est environ 08:30, et suite à cet événement tragique, nous décidons d’avancer à pied car nous avons la sensation que nous pouvons tout à fait passer la journée bloqués ici. Nous avons dans l’idée de trouver une station-service à la sortie de la ville. Il y en a toujours une. Alors nous partons vers le sud.

Quelques dizaines de minutes plus tard, nous voilà arrivés à la fameuse station-service, sous un vent qui ne faiblit pas. Probablement l’un des vents les plus violents depuis notre arrivée en Patagonie, deux semaines plus tôt. À une centaine de mètres de la station se trouve un grand rond-point. Nous hésitons quelques minutes, tout en grignotant des noix : devons-nous tenter le stop à la sortie du rond-point, ou privilégier la négociation directement à la station-service ? Après avoir constaté que beaucoup de véhicules ne s’arrêtaient pas à la station, nous décidons de nous placer à la sortie du rond-point.

Nous voilà donc à présent au niveau d’un point stratégique, mais exposé. Le vent glacial nous fait vaciller sur nos pieds toutes les quatorze secondes. Il s’agit du spot le plus éprouvant pour nos corps et nos esprits depuis le départ, la veille. Déjà plusieurs heures que nous sommes à Caleta Olivia. Le moral faiblit. Les conditions climatiques, sans être extrêmes, sont franchement agressives pour les humbles êtres humains que nous sommes, à la lisière du désert. Malgré tout, nous constatons avec satisfaction que notre équipement nous permet de faire face à toutes les situations, jusqu’à présent. Nous sommes heureux de sentir que nous avons fait de bons choix avant le départ.

« L'opération Ushuaïa » #15

Une demi-heure d’attente. Le moral est en berne. Koonshu a oublié l’un des cartons sur lequel nous indiquions notre destination, dans le précédent véhicule. Le con. Nous utilisons ce prétexte pour régler nos comptes à coup de joutes verbales pendant une dizaine de minutes. Les entraîneurs et les coaches le savent, cette étape testostéronée est souvent nécessaire pour retrouver l’énergie d’avancer. Pour finir, nous tombons à peu près d’accord : si personne ne roule dans notre direction, c’est de la faute de Koonshu, tandis que je suis responsable de ce putain de vent glacial. Pour changer, nous finissons par rigoler de notre situation perdue. Nous ne savons plus trop vers quoi nous nous dirigeons, mais une chose est certaine : nous ne baisserons pas les bras.

« L'opération Ushuaïa » #16

Une heure et demie d’attente. Fatigués, nous tenons dorénavant uniquement au mental. Le vent, lui, n’a pas faibli. Nous parlons peu, désormais. Rentrés dans une sorte de transe, nous nous contentons de lever le pouce ainsi qu’un panneau en face de chaque véhicule qui prend la route du sud. Quand soudain, arrive notre huitième chauffeur !

Pour la première fois, je monte à l’arrière. Je ressens le besoin de rester seul, un peu. Je ne le soupçonnais pas avant de tenter l’expérience sur plusieurs jours, mais faire du stop sur une très longue distance est éprouvant. Après l’attente sur le bord de la route, vient la phase d’échange, souvent interminable, avec la personne qui vous a accueilli. Monter dans un véhicule juste pour s’y endormir et se laisser transporter n’est pas tout à fait le comble de l’élégance. Alors, ne serait-ce que par respect, vous restez éveillé, et, même si vous n’en avez pas l’envie, vous échangez avec votre nouvel interlocuteur. Au final, le voyage n’est pas de tout repos. Heureusement, nous sommes deux sur La Piste. Koonshu prend donc cette fois la relève à l’avant, tandis que je laisse mon esprit vagabonder à travers les paysages qui défilent, à l’arrière.

Nous avons une chance particulière. L’homme qui nous a pris en stop à Caleta Olivia file vers Puerto San Julián, la ville que nous souhaitions atteindre aujourd’hui. Plus de 350 kilomètres de trajet en une seule course. Nous sommes heureux. D’autant que l’atmosphère est agréable, dans le véhicule. Nous voilà en compagnie d’un DJ franchement sympathique, qui est aussi sculpteur, formateur, éclairagiste, parmi tant d’autres choses. Un éclectique. J’apprécie. Il est également le compositeur de l’excellente la musique électronique qui nous entoure dans l’habitacle. Le moral est de nouveau bon. Je souris en me disant qu’au final, nous allons atteindre notre objectif.

Déjà, je pense à le dépasser.

« L'opération Ushuaïa » #17

Nous roulons trois heures en sa compagnie. À toute vitesse, classique. Je somnole de mon côté pendant les trois quarts du trajet. Je veille juste à la direction générale du véhicule. Il file bien vers le sud, pas d’embuche. Sans que je ne sache vraiment où nous nous trouvons, nous nous arrêtons un instant dans une station-service en plein cagnard après ce que je pense être deux heures de route. Je perds la notion du temps dans ce désert, à cause des paysages qui se ressemblent et des micro-siestes que j’enchaîne. Si bien que je suis surpris d’arriver à Puerto San Julián, en plein soleil, vers 13:20.

L’homme nous fait cadeau de l’un de ses albums et nous fait découvrir la ville, en voiture. Il nous explique que la ville est chargée d’histoire. Je ne le savais pas, mais Magellan a accosté ici en 1520. Darwin également. Un peu plus tard. Il finit par nous déposer près de la plage.

« L'opération Ushuaïa » #18

Je me dis que la bonté a encore de bons jours devant elle. Nous le remercions du fond du cœur avant de continuer, nous aussi, notre route.

Neuvième course

Nous prenons notre temps, à Caleta Olivia. Après tout, nous souhaitions y arriver avant la nuit et nous y voilà déjà, peu après la moitié du jour. Cela se fête, pardi ! Nous décidons donc de savourer tranquillement deux sandwiches bien mérités sur les marches d’un cabinet d’avocats.

Vers 15:00, après discussion, nous faisons le pari d’aller encore plus loin avant la nuit. Nous sommes donc de nouveau en marche. Retour vers la route nationale 3. Vers une station-service que nous avons repérée plus tôt, en arrivant. 3 kilomètres à parcourir à pied, en Patagonie, vous permettent de vous délecter à la fois de la grêle, du soleil, du vent, des nuages et de la pluie. Après la chaleur écrasante du début de l’après-midi, c’est un peu mouillés que nous arrivons finalement à bon port.

Il est à peine 16:00, nous ne sommes pas pressés. Je commence par me renseigner dans la station-service. Celle-ci est ouverte la nuit, voilà notre solution de repli. Nous envisageons même un instant de prendre une chambre simple, et de s’y faufiler à deux, dans l’hôtel miteux qui y est adossé, au cas où nous resterions bloqués ici. Mais nous ne souhaitons pas y penser davantage pour le moment. Nous avons un filet de sécurité, il est temps d’avancer, et de penser à la suite, désormais. Je continue donc ma ronde dans la station, jusqu’à avoir la confirmation que de nombreux conducteurs passent par ici pour aller à Ushuaïa. Tout va bien, nous sommes sur la bonne voie.

Une fois toutes ces informations récoltées, j’enchaîne en m’asseyant non loin de là pour aérer mes pieds. Ces derniers ne sont pas sortis de leurs chaussures depuis plus de 24 heures et réclament un peu de vent frais. Pendant ce temps-là, Koonshu prend le premier relai, panneau tendu et pouce levé, au bord de la route. Au bout d’une quarantaine de minutes, je retourne faire un tour dans la station-service, afin de discuter avec les chauffeurs routiers fraichement arrivés. Parmi ceux qui partent en direction du sud, aucun d’eux n’a la possibilité ou ne souhaite prendre deux passagers. Tous sont toutefois très sympathiques, ici. Cela tranche avec ce que nous avons vécu la nuit dernière à Comodoro Rivadavia.

Vers 16:40, je prends place sur le bord de la route, panneau dans les mains et prêt à dégainer mon pouce, tandis que Koonshu vaporise à son tour un doux fumet de chaussettes dans les environs. Nos premières tentatives en ce lieu n’ont rien donné. Cela n’a pas d’importance à mes yeux. Protégé des odeurs par le vent patagonien — qui, décidément ne s’arrête jamais de souffler — je suis absorbé par les paysages absolument magnifiques qui semblent ici dépasser l’horizon.

« L'opération Ushuaïa » #19

Une première voiture s’arrête à notre hauteur et me sort de ma torpeur. Un couple, relativement âgé, nous tend des prospectus de propagande religieuse ainsi que quelques biscuits. Sans nous y attendre, nous voilà désormais bénis et le ventre à moitié rempli. Je ne sais pas quoi penser de cette rencontre et de ces évangélistes qui semblent nous avoir nourris par intérêt plutôt que par générosité. J’hésite entre la curiosité et le dégoût, puis décide de passer à autre chose. Très vite, je reprends ma place de l’autre côté de la route et me remets à héler chaque véhicule qui passe.

Blanche. C’est la couleur du pick-up qui s’arrête quelques instants après, emporté par sa vitesse, à une centaine de mètres en aval de ma position. Une marche arrière plus tard, et voilà qu’un jeune homme, la trentaine, me demande ce que je fais ici et où je vais. La musique est forte dans le véhicule, l’accent argentin également. Surpris par cette apparition que je n’attendais plus, je ne saisis pas tout. Il coupe le son. Ça va déjà mieux. Je lui explique que je suis avec un ami – qui est à ce moment précis toujours assis par terre, les pieds à l’air, en éventail, à quelques dizaines de mètres de là – et que nous faisons route vers Ushuaïa. Alors que la plupart des personnes que nous rencontrons ne nous prennent pas au sérieux de prime abord, contre toute attente, le jeune homme m’annonce qu’il rentre chez lui, à Río Gallegos, et qu’il serait ravi de nous rapprocher de notre but. Médusé, je crois mal comprendre. Río Gallegos est située sur notre route, certes, mais un peu plus de 350 kilomètres au sud. Cette ville est censée être notre objectif du lendemain. À cet instant, il est plus de 17:00, et nous avons déjà parcouru au moins 400 kilomètres aujourd’hui. Je n’en crois pas mes oreilles et lui demande de répéter, pour la seconde fois. Il confirme sa proposition, et m’explique qu’il doit juste passer déposer quelque chose à Puerto San Julián, et que si je l’attends ici, il repassera nous prendre dans moins d’une heure. J’ai un bon pressentiment.

J’accepte. Sans consulter Koonshu.

Le pick-up repart. Je me dirige donc vers mon ami aux pieds nus pour lui annoncer la nouvelle. « Alors ? », me lance-t-il. « Eh bien, je crois que je viens de trouver un moyen de dormir à Río Gallegos ce soir ! », est à peu près ma réponse. Je suis heureux, et encore un peu sous le choc. Koonshu, de son côté, n’y croit pas immédiatement. Il faut dire que moi non plus, et que le sourire jusqu’aux oreilles ne joue pas toujours dans la même équipe que l’honnêteté. Afin de rassembler mes idées, je lui raconte les derniers événements, qu’il n’a suivis que de loin.

Nous voilà donc désormais assis par terre, en compagnie de nos quatre sacs, à attendre un pick-up blanc, chargé d’une table et de quelques pneus. À chaque véhicule blanc que nous apercevons au loin sortir de Puerto San Julián, nos yeux s’écarquillent. Mais le temps passe, et toujours pas de table ou de pneus en vue. Je commence à douter. C’est étrange, j’avais ressenti beaucoup d’honnêteté chez ce jeune argentin. Nous n’en parlons pas, mais nous commençons tous deux à envisager de nouveau la nuit à Puerto San Julián. En attendant le pick-up, nous avons « stoppé le stop » et laissé passer beaucoup de véhicules. Je me dis que, peut-être, il aurait été plus sage de continuer, histoire de multiplier les chances. Je constate également que je n’arrive plus à me réjouir d’avoir atteint l’objectif de la journée, faute d’avoir effleuré la possibilité de le dépasser. Et quel dépassement !

C’est perdu dans des pensées un peu sombres que nous apercevons soudain avec soulagement le pick-up arriver de nouveau, et s’arrêter près de nous. Il a tenu parole : il est revenu. Et nous aussi : nous l’avons attendu. Je suis joie. Après avoir chargé nos gros sacs dans la remorque et gardé nos deux autres sacs dans l’habitacle, nous sommes à nouveau en mouvement, pour notre neuvième course depuis Puerto Madryn. La Casa de Tounens paraît soudainement bien loin.

Après à peine deux minutes de route, premier arrêt. Notre nouveau chauffeur est visiblement très croyant. Il s’arrête au bord de la chaussée pour déposer dans un autel une bouteille de vin, pleine, en offrande à un saint protecteur. Il prie en silence, tête baissée, nous tournant le dos, pendant une bonne minute. Si j’en crois le nombre d’offrandes présentes ce jour-là, il n’est pas le seul à faire halte sur le bord de cette route. Attentifs, nous observons la scène depuis la voiture avec Koonshu, de nouveau assis à l’arrière. Il nous explique ensuite qu’il est important pour lui d’apporter régulièrement des offrandes sur cet autel afin d’être protégé sur la route.

« L'opération Ushuaïa » #20

À 27 ans, ce jeune homme qui porte béret, boucle d’oreille et maillot de football, passe visiblement sa vie dans sa voiture. Son travail consiste à contrôler la qualité des routes en Argentine. D’un simple coup d’œil, il me cite tout au long du trajet les matériaux utilisés, l’âge de la chaussée, les points de rupture, etc. C’est un domaine que je ne connais pas, ou très peu. Je suis curieux. Il prend son temps pour m’expliquer autrement les choses, lorsque que je ne les comprends pas. Il est passionné, donc forcément passionnant.

« L'opération Ushuaïa » #21

Nous nous entendons bien. Après son travail, la religion, la musique, le cinéma, et notre projet de voyage, nous en venons à parler de sujets plus intimes. Il me parle de sa fille, ainsi que de son ex-amie, la mère de son enfant. Il m’explique avec émotion avoir privilégié son enfant à son couple. Il a fait le choix d’un travail très lucratif, mais très couteux en temps et en déplacements, afin de financer un bon avenir pour sa fille. Malgré l’amour qu’il porte toujours visiblement pour son ancienne amie, son couple n’a pas tenu. Je le sens torturé, relativement anxieux. Il me parle également du diabète, dont il souffre. Régulièrement, il allume une cigarette et ouvre sa fenêtre pour souffler la fumée sans nous incommoder. La vitre entrouverte tremble fortement. Il faut dire que nous descendons rarement en-dessous des 160 km/h. Plus tôt, il nous a annoncé parcourir les 360 kilomètres qui séparent Puerto San Julián de Río Gallegos en environ deux heures et demie, lorsqu’il roule seul. Heureusement ou non, lorsqu’il transporte des passagers, il veille à ralentir l’allure. Il prévoit une arrivée à Río Gallegos après trois heures de route. C’est honorable.

« L'opération Ushuaïa » #22

Tour au long du trajet, il nous fait découvrir les artistes qu’il apprécie. C’est en musique que nous traçons à toute vitesse à travers la Patagonie. Nous naviguons en direction du pôle, et, à cette période de l’année, le jour peine à se coucher. Koonshu, lui, est déjà endormi depuis longtemps. De l’autre côté des fenêtres, il y a des collines, et des vallées, enfin. Nous ralentissons pour éviter les guanacos et les renards, parfois. L’éclat des paysages et de la lumière du couchant qui s’éternise est indescriptible. Je me rends compte subitement que conduire seul au milieu de nulle part me manque. Bientôt deux mois que je n’ai pas tenu un volant. Les conditions sont propices à la rêverie et la méditation. Je pense à Christopher McCandless, lui qui est venu finir sa vie à l’autre extrémité du continent. Je sens défiler les souvenirs dans ma tête. Je revois tout le chemin qu’il m’a fallu parcourir depuis mon enfance pour arriver jusqu’ici. Jusqu’à cet instant. Assis à l’avant de ce pick-up blanc qui fend la terre vierge, des vibrations plein les os, du son plein les oreilles et de la beauté plein les yeux, c’est presque en transe que je vis l’un des moments les plus intenses – émotionnellement parlant – depuis le début de l’aventure. Voici assurément l’une des choses que je suis venu chercher ici. L’appel de la vie. L’espace de quelques minutes, les sentiments mêlés de liberté et de bonheur que j’éprouve, d’ordinaire si éphémères, me paraissent pouvoir durer ce soir toute une éternité.

Je touche l’instant. Je suis vivant.

Alors que mon esprit est encore ailleurs, notre nouvel ami s’arrête au bout de deux heures dans la station-service d’une ville dont je ne retiens pas le nom. Non content de nous emmener quasiment jusqu’au Chili, il sort, puis revient après trois minutes avec des yaourts à boire, que nous partageons tous ensemble après l’avoir remercié pour ce geste à notre égard. Il me parle à cet instant de son chien, qui a disparu. Dans un premier temps, je crois à un euphémisme classique. J’interprète que ce dernier est mort. Me voyant douter, il m’explique que son pitbull – avec qui il passait tout son temps – a littéralement disparu, quelques jours plus tôt, à Comodoro Rivadavia. Son chien était resté dans la voiture, fenêtres ouvertes, le temps d’une course. À son retour, plus aucun signe de lui. Il croit à un kidnapping, car ce type de chiens, me dit-il, est convoité, ici. Il compte remonter à Comodoro Rivadavia ce week-end pour tenter de retrouver celui qu’il appelle son ami.

« L'opération Ushuaïa » #23

Lorsqu’il nous dépose le soir, dans une autre station-service, celle de Río Gallegos, je suis presque surpris de sentir arriver le moment des adieux, tellement le stop donne parfois l’illusion d’avoir tissé des liens forts en l’espace de quelques heures. Je remarque que, pour les personnes qui accueillent des voyageurs le temps d’une course, il s’agit là d’un moyen efficace pour se libérer de sentiments trop pesants. On parle toujours plus facilement à cœur ouvert quand on sait que le lendemain n’existe pas. L’habitacle d’un véhicule serait-il, parfois, une sorte de nouveau confessionnal ? Probablement. L’autostop est avant tout l’art de croiser des vies. Suivre la même voie, au même moment, avant de se disperser à nouveau, presque aussitôt. Je connais les règles. Mais c’est malgré tout avec une pointe d’émotion que je dis au revoir à celui qui nous aura amené aux portes de la Terre de Feu, et c’est en lui souhaitant mentalement du bonheur pour la suite que je vois pour la dernière fois ce pick-up blanc, avec derrière, cette table, et ces quelques pneus, s’évanouir au loin.

Deuxième nuit

Il fait sévèrement froid, il pleut, la ville n’a aucun charme. Si j’en crois les témoignages glanés çà et là au fil des semaines, pas de doutes, après 800 kilomètres parcourus en un jour, nous sommes bien arrivés à Río Gallegos. Dernière grande étape avant de quitter quelques heures le pays, le temps de traverser un bout de Chili, pour retrouver de l’autre côté la partie argentine de la Terre de Feu. Il n’est pas rare que les voyageurs se retrouvent bloqués ici une nuit ou plus, lorsque le ferry qui autorise la traversée du détroit de Magellan afin d’accéder à l’archipel – une bonne centaine de kilomètres plus au sud, en territoire chilien – reste à quai, à cause du mauvais temps.

Nous sommes toujours le mercredi 19 décembre 2012, il est tard, nous sommes fatigués, et nous n’avons absolument aucune idée de l’endroit où nous dormirons le soir même. Mais le principal est là : nous sommes libres, et heureux.

C’est ce moment que choisit l’un des gardiens de la station pour nous annoncer froidement que nos sacs ne sont pas autorisés dans l’enceinte du restaurant où nous venons de nous asseoir, au chaud.

Río Gallegos n’est pas la ville la plus accueillante d’Amérique du Sud. Dont acte, n’en parlons plus.

Tandis que nous nous réchauffons doucement dans l’établissement, nous surveillons donc notre équipement du regard, à travers la vitre. Le temps de déguster quelques empanadas et de discuter des prochaines étapes, nous tombons d’accord pour marcher à pied jusqu’au terminal d’autobus de la ville, quelques centaines de mètres plus loin, afin d’y passer la nuit. Sans y croire, je prends tout de même le temps de discuter avec quelques conducteurs. On ne sait jamais, certains s’apprêtent peut-être à rouler jusqu’à Ushuaïa, de nuit. Non, pas cette fois. Nous voilà donc en route, à pied, à la recherche du terminal.

Quelques minutes plus tard, nous y voilà.

Première satisfaction : le terminal, bien que minuscule, est chauffé. Deuxième satisfaction : il n’est pas bondé. En langage de globetrotteur, cela veut dire que nous allons pouvoir passer la nuit au chaud, et plus ou moins allongés, sur les sièges destinés aux voyageurs en attente de départ.

Très vite, nous nous mettons en place. À l’aide de nos fidèles mousquetons, nous commençons par attacher solidement nos sacs à l’armature des bancs avant de répartir nos temps de repos. Koonhsu – qui passe une bonne partie des journées à dormir, à tel point qu’il ne sait plus très bien s’il est en Argentine ou au Chili – prend le premier tour de garde, pendant que je rejoins Morphée et son équipe pour une première heure et demie de sommeil. Nous tournons vers 01:30. À 03:00, alors qu’il fait enfin vraiment nuit, il n’y a plus que quelques âmes dans ce terminal : sur notre droite, un groupe de trois femmes argentines ; en face, un homme dort allongé de tout son long par terre, entouré d’une montagne de sacs ; un autre homme somnole assis, à quelques pas de lui. Nous échangeons quelques mots, l’esprit embrumé. Puis, en confiance, nous choisissons de stopper les tours de garde, et de dormir tous deux durant deux heures jusqu’à 05:00 du matin.

Nous nous promettons de dormir le lendemain soir dans la ville du bout du monde.

Dixième course

Jeudi 20 décembre 2012 à 05:00, les alarmes de nos montres résonnent dans le terminal.

Dix minutes plus tard, deux silhouettes chargées et un peu brinquebalantes se découpent sur l’horizon glacial, bien que déjà ensoleillé, et avancent doucement à travers la ville endormie. Ce matin, c’est assis dans la chaleur du restaurant, dans la station-service de la veille, que nous dégustons un petit-déjeuner composé de madeleines fourrées au dulce de leche. Tout simplement un délice.

Je suis pourtant un peu inquiet, en ce début de troisième journée. Alors que nous nous contentions de rouler en Argentine, jusqu’à présent, notre mission du jour consiste désormais à traverser quatre postes-frontières, pour rejoindre Ushuaïa, environ 350 kilomètres au sud, à vol d’oiseau : un premier pour quitter l’Argentine, un second pour rentrer au Chili, un troisième pour quitter le Chili et un dernier pour pénétrer à nouveau en Argentine. Je me mets à la place des personnes avec lesquelles je vais tenter de négocier une course, et je ne sais pas si j’oserais de mon côté passer une frontière en compagnie de deux étrangers inconnus. D’autant que les douaniers chiliens sont réputés pour leur sévérité. J’anticipe donc une journée difficile. Secrètement, j’envisage l’éventualité de prendre le bus, mais je me promets de ne pas baisser les bras avant deux jours d’essais.

La meilleure solution pour ne pas gamberger est encore de passer à l’action. Tandis que Koonshu sirote encore son café, je termine mon chocolat chaud et sort braver le vent à la recherche de conducteurs matutinaux. Ma mission ? Trouver notre dixième chauffeur.

Au bout d’une ou deux minutes, je repère un premier homme à l’allure de bon père de famille. Il conduit – seul – un pick-up à quatre portes. C’est l’idéal, pour nous. Je me dirige vers lui. Après quelques secondes, il me fait savoir qu’il descend au Chili, mais qu’il ne souhaite pas prendre de passagers car il part récupérer du matériel. Tant pis, je le remercie, et continue ma chasse. Dommage, il avait le bon profil. Je marché sur le côté de la station, jusqu’à arriver à proximité de deux routiers qui viennent visiblement de se réveiller. Je leur propose avec tact de les accompagner vers le sud. L’un d’eux me répond qu’il roule jusqu’en Afrique, et que Ushuaïa n’est pas vraiment sur sa route. L’autre, hilare, m’annonce que si j’étais un peu plus blond avec une plus forte poitrine, les choses auraient pu être différentes, mais que là, non, désolé.

Marrants, ces routiers.

Je recommence à gamberger en retournant vers le restaurant. Mon corps n’est pas encore tout à fait réveillé, j’ai un peu froid dans cette ville humide. Je croise à nouveau le premier homme, qui s’apprête cette fois à partir. À mon salut de la tête, il répond par des appels de phares et un signe de la main m’invitant à le rejoindre. Troublé, je me dirige vers lui pour la seconde fois en dix minutes. Koonshu nous observe depuis la vitre. L’homme m’explique qu’il a réfléchi. Il a refusé de prime abord de m’accueillir dans son véhicule car il n’est pas à l’aise à l’idée de passer la frontière avec un autostoppeur. Je lui annonce que je le comprends parfaitement. Après un temps d’arrêt, il m’évalue et enchaine : il pense que je suis quelqu’un de bon et il est finalement prêt à m’aider. La seule condition ? Partir immédiatement, car le premier poste-frontière est bondé passé 09:00.

Brusquement, j’expérimente un très bref voyage astral, debout, les bras ballants, sur ce coin de station-service. Il est à peine six heures du matin, et la première personne à laquelle je m’adresse dans ce coin perdu de l’Argentine accepte de nous accueillir. C’est tout simplement invraisemblable. Une nouvelle fois, je suis un peu sous le choc. Je dois pourtant vite me concentrer à nouveau. J’intègre l’information rapidement, demande à mon interlocuteur de patienter deux minutes et rentre en trombe dans le restaurant : « Grouille-toi, il roule vers le sud et va nous faire passer au Chili. On part maintenant ! ». La tasse de Koonshu est encore à moitié remplie ; il me regarde incrédule. Deux minutes plus tard, la route est à nous. Pour la troisième fois de suite, depuis que nous sommes partis deux jours plus tôt, une bonne journée s’annonce.

« L'opération Ushuaïa » #24

Il roule un peu moins vite que ce à quoi nous sommes désormais accoutumés, cet homme, qui va acheter et revendre du matériel au Chili. À 140 km/h, nous traversons de nouveau des plaines. Alors que mes échanges initiaux avec lui sont un peu trop polis, nous faisons tous deux rapidement tomber les premières barrières. Nous choisissons la confiance mutuelle. Il doit approcher la cinquantaine, et nous sommes visiblement montés dans la voiture d’un homme très cultivé. J’apprécie l’entendre me parler du pétrole ainsi que des différences économiques entre l’Argentine et le Chili. Il m’apprend qu’il fait le trajet régulièrement, et qu’il aime arriver tôt au poste-frontière, quand les douaniers sont encore bien lunés. Il y a une cinquantaine de kilomètres entre Río Gallegos et la frontière chilienne, au sud. Il nous demande si nous souhaitons partager avec lui son maté. Nous acceptons, volontiers.

Je m’occupe de la préparation.

Contrairement aux personnes rencontrées jusqu’à présent, lui aime son maté très amer, assez sec et sans sucre. Il m’explique que le secret d’un bon maté réside dans la température de l’eau : trop chaude, l’eau brûle la bouche et ne permet pas de savourer la solution ; trop froide, l’eau avalée n’est pas suffisamment chargée. Il m’initie également à l’art de verser juste ce qu’il faut d’eau dans le maté, qui est également le nom du récipient dans lequel l’herbe et l’eau sont mélangées.

« L'opération Ushuaïa » #25

Après quelques tournées de maté très amer, nous arrivons à la frontière. Je lis sur le visage de notre conducteur qu’il espère ne pas avoir fait un mauvais choix en acceptant de rouler avec deux jeunes français. S’il savait combien je le comprends. S’il savait également combien nous ne déshonorerons pas sa générosité. Je crains un peu de passer des heures à devoir expliquer notre présence ici à la douane, mais finalement, tout va très vite, nous sommes quasiment les premiers. Dans ce poste, un guichet permet de recevoir le tampon de sortie d’Argentine, tandis que le guichet voisin délivre le précieux tampon d’entrée au Chili. Pour une fois, nul besoin de se déplacer, tout se déroule dans le même bâtiment. Personne ne prendra la peine de fouiller le véhicule, ni même nos sacs, ce matin.

Nous repartons. L’homme se dirige vers Punta Arenas, vers le sud-ouest. De notre côté, nous avons pour objectif de rouler plein sud. Plutôt que de nous déposer à proximité d’un carrefour perdu en plein milieu de nulle part, il choisit de faire un détour de quinze kilomètres aller, juste pour nous amener au niveau de l’une des deux zones de traversée du détroit de Magellan en ferry. La pointe Delgada.

Avant de descendre du véhicule, une heure et quart après y être monté, il me donne sa carte et me fait promettre de lui écrire dès que je le pourrai, lorsque je serai arrivé à Ushuaïa. J’en fais la promesse. Son attention sincère me touche, profondément.

Comment ne pas croire à la bonté quand une personne rencontrée il y a seulement quelques heures vous annonce qu’elle fera toujours tout son possible pour vous aider en cas de problème pour vous dans son pays ? Comment croire encore aux frontières et ne pas se sentir citoyen du monde ?

Onzième (et dernière) course

Nous regardons le pick-up s’éloigner dans le soleil du matin. Il est près de 07:30, sur la pointe Delgada. Après 25 jours en Argentine, nous sommes désormais en territoire chilien, sans en avoir l’impression. Nous ne faisons normalement qu’y passer pour la journée. Nous devrions être de nouveau sur le sol argentin ce soir, si tout va bien.

« L'opération Ushuaïa » #26

L’endroit est particulier. Comme isolé du temps et de l’espace, balayé par le vent et glacé par le froid, sous un ciel sans nuages, ce matin. La route, totalement rectiligne depuis quelques kilomètres, plonge subitement en pente dans le détroit et disparaît sous l’eau à quelques dizaines de mètres de l’endroit où les véhicules doivent stationner, en attendant le ferry. Il y a seulement deux camions, en file indienne, pour le moment. Ils ont probablement passé la nuit ici. Aucun mouvement dans les cabines. Tout est très calme. Presque figé. Quelques bâtiments nous entourent : un restaurant fermé, une maison réservée à l’administration de la traversée, un petit phare, des toilettes.

Soudain, alors que nous ne détectons aucune présence humaine depuis vingt minutes que nous sommes ici, de nulle part, un mouton apparaît.

« L'opération Ushuaïa » #27

Nous marchons un peu dans les environs proches. Lâchés dans la nature à cet endroit du monde, nous n’avons d’autre choix que de continuer à avancer si nous ne voulons pas mourir de froid ici. Il n’y a toujours pas âme qui vive. Il est tôt. Malgré les conditions, nos corps tiennent le coup, nos esprits, aussi. Je repense à ces longs mois de préparation souvent silencieuse, et à tout ce temps passé, toutes les questions que nous nous sommes posées heures après heures et jours après jours pour aboutir à ce que nous pensions être l’équipement le plus adapté à ce que nous allions affronter sur la piste. Je pense à mes proches et à l’hiver français, que j’avais jusqu’à cet instant oublié. Je regarde mes vêtements, et je les remercie de me protéger de l’agression du vent et du froid. Une nouvelle fois, je suis heureux de nos choix. Millet, Trangoworld, BUFF, Salomon, Décathlon, ODLO, et autres Icebreaker, un immense merci à vous : vos équipes font un travail remarquable.

Nous retournons vers la route, qui est désormais plus peuplée. Nous nous rassurons mutuellement en affirmant qu’il s’agit tout de même d’un spot idéal pour faire du stop : tandis que les véhicules s’agglutinent en attendant le ferry – qui passe plusieurs fois par jour – il nous suffit de faire du porte à porte jusqu’à trouver une personne qui acceptera de nous faire traverser. À tour de rôle, nous discutons avec la personne aux commandes de chaque véhicule susceptible de nous intéresser : camion, pick-up, camionnette, etc. Le premier ferry part, et nous restons à quai. Plusieurs fois, nous apercevons des dauphins de Commerson, petits et noir et blanc, jouer dans les vagues, lorsque le bateau repart.

Comme cloués au sol, nous laissons passer trois fois le ferry, sans succès. Il y a toujours quelque chose de frustrant à voir un bateau lever l’ancre et s’éloigner, lorsque l’on souhaiterait être parti à son bord. Je me sens presque l’âme d’une femme de marin sur le bord de ce détroit glacial.

Il est maintenant 11:00. Nous commençons à connaître le lieu comme notre poche.

Fini le sentiment de solitude propre aux premiers hommes, place à l’affluence. Plus de trois heures que nous prenons racine ici. Je constate que l’accent chilien est radicalement différent de l’accent argentin que j’ai côtoyé jusqu’à présent. En parlant de chiliens, l’un d’eux me donne justement une astuce à laquelle je n’avais stupidement pas pensé : Ushuaïa est une ville argentine, l’une des seules dans cette direction après le détroit de Magellan, il me suffit donc de chercher des véhicules aux plaques argentines pour cibler plus précisément mes interlocuteurs et optimiser mes chances d’y arriver le soir-même. Je me mets donc à scruter chaque plaque minéralogique, et à ignorer les véhicules chiliens. Après quelques minutes, je constate péniblement que l’immense majorité des personnes qui traversent ce matin sont chiliennes. Je m’accorde un instant de découragement. 2 minutes, pas plus. Je regarde ma montre, puis me remets en quête.

C’est ce moment que choisit cette femme pour faire son entrée.

Elle roule avec sa fille, qui doit avoir 12 ans ; dans un break orné d’une plaque argentine, que je n’attendais plus. Pas le genre d’équipage auquel je me serais spontanément présenté, de peur de les intimider, mais l’occasion ne se présentera peut-être plus, et les deux places vides à l’arrière me font les yeux doux. Tout comme cela avait été le cas avec l’arrivée du van hippie de Rachel et Tom, qui nous avaient emmenés jusqu’à l’entrée de Punta Tombo lors de notre deuxième course, j’ai presque l’impression de voir un éclat de lumière autour du véhicule, tellement cette arrivée ressemble à une apparition.

Je m’approche.

Koonshu me suit, alors que je m’adresse à la conductrice. Je nous présente, annonce que nous sommes partis il y a deux jours de Puerto Madryn, et que je cherche quelqu’un pour nous emmener à Ushuaïa. Très méfiante, elle se retourne et commence à chuchoter quelque chose à sa fille. Les secondes passent sans que la femme ne s’adresse à moi de nouveau. La situation est particulière, inattendue, des deux côtés de la portière. Le malaise me gagne. Voilà bientôt 30 secondes que les deux occupantes discutent en chuchotant, l’air grave. Je ne comprends pas ce qui est dit. Je crains de les avoir effrayées. Je m’en veux presque. Je me dis que je manque vraiment d’élégance d’avoir demandé à une mère et sa fille d’assumer la responsabilité de nous faire passer la frontière, sans nous connaître. Alors que je m’apprête à les remercier et à passer mon chemin, la femme se retourne. Elle vient de El Calafate, bien plus au nord, et habite Ushuaïa. Elle rentre chez elle, ce soir.

D’un signe de tête, elle nous fait signe de monter.

Je regarde Koonshu. En une fraction de seconde, nous comprenons que venons virtuellement d’atteindre notre objectif, et que nous dormirons probablement dans la ville du bout du monde, ce soir. Koonshu me regarde. Nous sommes hébétés. C’est rare – penserons en souriant ceux qui me connaissent – mais je ne sais plus quoi dire. Alors, je lâche juste un « Merci ». En l’espace d’une minute, nous voilà assis au chaud, à attendre le prochain ferry. Il doit être environ 11:30.

Dans le bateau, quelques minutes plus tard, nous montons sur les passerelles pour profiter de l’air frais et du paysage. Arrivés là, la température ressentie avoisine le zéro absolu. Fous, mais pas irresponsables, nous redescendons de ce pas en cabine. Après une trentaine de minutes de traversée, retour dans la voiture, et début de la route à quatre.

« L'opération Ushuaïa » #28

La femme exerce le métier, assez peu représenté, de guide en Antarctique. Nous discutons de choses et d’autres. Pour la onzième fois, je présente notre projet. Elle trouve cela beau. Je lui explique en quoi consistait mon travail de consultant accessibilité numérique chez Atalan. Elle me parle de la France et m’annonce que l’un de ses rêves est de découvrir Saint-Malo ! Ce rêve – si naturel et spontané pour elle, si surprenant et singulier pour moi – me fait sourire. Alors que je me tais pour écouter et rêvasser, je constate que nombreuses sont les discussions entre elle et sa fille. J’essaie de les comprendre, lorsqu’elles parlent entre elles. Le débit est rapide, je ne saisis pas tout.

« L'opération Ushuaïa » #29

Assez vite, la route – qui était jusqu’à présent goudronnée – se transforme en piste de terre. Les guanacos qui nous observent, non loin, de profil, dans les plaines, semblent se moquer de nous. Koonshu se réveille et hallucine. En vingt secondes, le pare-brise est opaque. Nous roulons maintenant à quatre-vingt kilomètres-heure depuis quelques kilomètres sur ce chemin où je n’aurais pas osé faire avancer une berline sur plus de dix mètres, au pas. Je manque de mots pour décrire l’état de la voiture suite à ce traitement de choc. Je tente : épouvantable, abominable, effrayant. Chaque seconde, je crois entendre un pneu se détacher. La carrosserie semble à l’agonie, et les vitres sont déjà passées de l’autre côté. Nous continuons pourtant la route à cette allure, en poussant parfois tous les quatre des cris de surprise dans la voiture, quand le véhicule se cabre soudainement sur un nid de poule imprévu. Par je ne sais quel miracle, le break tient le coup. Et nous aussi. On m’explique alors que le sol n’est pas goudronné sur ce bout de route nationale 3 afin de ne pas altérer le caractère naturel des paysages et de la terre. Cela se défend.

« L'opération Ushuaïa » #30

Après quelques heures de route sur piste, l’Argentine est de nouveau en vue. Les postes-frontières sont bien plus saturés que celui que nous avons traversé très tôt dans la journée. Nous faisons la queue une demi-heure dans le premier poste chilien, le quittons avec un nouveau tampon de sortie dans notre passeport, puis reprenons ensuite la route quelques minutes pour obtenir notre tampon d’entrée en Argentine, dans le second poste-frontière un peu plus loin. L’ensemble des deux opérations prend une petite heure. Notre conductrice doit se porter garante pour chacun des passagers. Tout se passe sans encombre. Je la remercie grandement, encore une fois, de nous avoir fait confiance.

Je remarque au passage quelques voyageurs qui transitent en bus, dans le poste. Je constate alors à quel point celui qui voyage à la force du pouce et du sourire se sent éloigné de celui qui paie pour se déplacer en toute sécurité. Je constate seulement, tant je sais que le pouce ne sera pas une solution systématique, pour nous. Je ressens avec plaisir que de nouvelles voies de compréhension se sont ouvertes en moi grâce à cette expérience.

Retour en Argentine. Arrivée en Terre de Feu. L’objectif se rapproche. La route est de nouveau goudronnée, et la fatigue semble se propager à toute vitesse dans la voiture. Avant d’être happé par le sommeil, j’aborde le plus subtilement possible un sujet qui commence à faire sa place dans mon esprit : où allons-nous dormir ce soir ? J’informe notre conductrice que nous n’avons pour le moment une réservation en auberge qu’à partir du samedi 22 décembre 2012 au soir – soit deux jours plus tard, nous sommes jeudi – et que j’ai bien peur que tous les lits soient déjà attribuées, dans la ville, pour les deux prochains jours. Je souhaite ainsi susciter une réaction chez celle qui nous a déjà beaucoup aidés. Peut-être connaît-elle quelqu’un qui pourrait nous héberger pour la nuit ? Qui ne tente rien, n’a rien.

C’est alors que se produit un événement qui dépasse l’entendement.

Le plus naturellement du monde, elle nous apprend que son mari gère un hôtel à Ushuaïa, le Rosa de los vientos, qu’elle comptait l’appeler bientôt, et qu’elle en profitera pour lui demander si une chambre est encore disponible cette nuit. Pour nous. Je suis parcouru d’un frisson. D’abord de haut en bas. Puis de bas en haut. Notre chance est tout simplement insolente. La femme que nous avons rencontrée par hasard six heures plus tôt au Chili, sur la pointe Delgada, habite à Ushuaïa et y possède un hôtel. Je repense à mes cours de statistiques du lycée et je n’en crois pas mes oreilles. Puis l’intuition reprend le dessus sur l’émotion : avant même d’en avoir la confirmation, je sais que nous dormirons au Rosa de los vientos d’Ushuaïa, ce soir.

Il ne reste plus qu’à regarder le temps filer au rythme des paysages. La roue est en marche, je décide d’être patient et d’attendre les prochains événements. La Piste Inconnue a cela de magique que c’est en pleine confiance que nous ne savons jamais vraiment bien là où nous allons.

Suite à cette pétulante découverte, nous somnolons jusqu’à faire une halte à Río Grande, la dernière étape avant Ushuaïa, plus de 200 kilomètres plus au sud, par la route. Nous y dégustons des sandwiches infâmes dans une station-service sans âme, qui sera la dernière de notre périple. J’ai presque envie d’aller embrasser goulument la serveuse pour lui dire que non, désolé, je ne dormirai cette fois pas ici. J’observe la mère et la fille se taquiner. Elles s’entendent bien, et s’aiment, cela fait plaisir à voir.

Nous repartons pour la dernière fois. Sur la route, parfois, la mère s’emporte, lorsqu’un autre conducteur manque d’élégance à son égard. Elle est du genre entière. Entière, elle l’est également lorsqu’elle me parle avec agitation de la guerre des Malouines, qui a opposé l’Argentine au Royaume-Uni en 1982. Je connais mal l’histoire de ce conflit, alors j’écoute ce que cette femme souhaite exprimer. Elle déteste les britanniques. Viscéralement. Je suis curieux de savoir ce qui a pu l’amener jusqu’ici. Je tends quelques perches, puis écoute. Elle continue, me redit qu’elle déteste les britanniques, avant de me parler de tous les jeunes argentins morts au combat, pour rien. Je me tais devant sa réaction volcanique. Je ne me suis pas documenté suffisamment sur le sujet pour avoir un avis éclairé sur la question, mais quelque part, je la comprends. L’histoire est toujours sujette à controverses, et c’est d’autant plus vrai dans le cas de l’analyse des conflits armés. Je reste prudent. Une phrase de Michael Moore s’invite en moi : « Leur version devient une vérité historique, et rien d’autre ne peut avoir existé. ».

Mon esprit s’égare.

Je pense au système d’instruction publique français, à celui que l’on appelle inexactement l’Éducation Nationale, qui n’a jamais su susciter ma curiosité à propos de ce sujet pourtant aussi complexe qu’intéressant. Je suis déçu. Je repense à tout ce temps passé, enfermé dans une salle de classe. Comme très souvent, je me demande, en deux mots : pour quoi ? Depuis la pointe de l’Argentine, je regarde de loin, mais dans les yeux, un vieux système instable que j’ai fréquemment nargué et auquel je n’ai que rarement cru.

Les paysages et les flocons qui fondent sur la vitre me ramènent à l’instant présent. Ushuaïa est toute proche, désormais. Il neige, un peu, au détour de certains virages, et les montagnes nous entourent. Je suis surpris, le froid n’est pas aussi mordant que je ne l’aurais cru. Peut-être est-ce à cause du vent, qui s’est soudainement tu ? La ville du bout du monde n’est plus qu’à quelques minutes. De chaque virage, je m’attends à la voir surgir. Je me sens comme un enfant qui espère trouver la fève dans sa galette des rois. L’émotion est palpable dans l’habitacle. Ça y est, nous y voilà ? Non, fausse alerte. Nous continuons pour un instant. De la mère, de la jeune fille ou de nous deux, je ne saurais dire qui est le plus pressé d’arriver, enfin.

Ushuaïa

Il doit être environ 20:30. Nous venons de passer le panneau d’entrée de la ville, qui se découpe au loin, étendue entre les montagnes et le canal de Beagle. Dans la voiture, c’est la fête ! Sur les sièges arrières, nous ne réalisons pourtant pas que nous venons de dépasser la ligne d’arrivée. De l’autre côté du canal, j’aperçois le Chili, au loin. Test de réalité. J’ouvre grand les yeux.

Nous sommes arrivés à Ushuaïa !

Nous parcourons un bout de route, jusqu’à l’hôtel. Le temps de constater que cette ville aux rues très pentues est en pleine croissance. De nombreuses maisonnettes en bois semblent à peine sorties du sol dans les forêts environnantes. J’observe les passants en habits d’hiver. Les tongs quittées deux jours plus tôt, et plusieurs centaines de kilomètres plus au nord, ont disparu. L’atmosphère est très particulière, difficilement descriptible. J’avais entendu tout et son contraire à propos d’Ushuaïa. Ce soir, j’apprécie le charme, pourtant presque truqué, de cette ancienne ville-prison devenue produit marketing. Il faut dire que je l’ai attendue, cette cité perdue.

Nous arrivons devant l’hôtel. Pas le temps de nous remettre de nos émotions : nous voilà déjà de nouveau en action. À peine la mère et la fille remerciées, celles-ci nous présentent au père de famille, puis disparaissent dans le bâtiment jaune. Quatre niveaux, qui surplombent une partie d’Ushuaïa. Je ne reverrai plus la mère. Nous sommes un peu pris de court, mais nous nous devons de rester alertes et concentrés : il s’agit de la dernière ligne droite. L’homme, barbu et l’air soucieux, nous demande si nous avons un lieu où dormir ce soir. Nous lui répondons par la négative, en lui donnant le nom de l’auberge dans laquelle nous avons réservé deux lits, dans deux jours. Il appelle l’auberge, et me passe le combiné. Aucune place. Ni ce soir, ni demain. Pas de surprise, de mon côté. En face, son visage se crispe. Je n’ai pas peur. Je fais signe à Koonshu que tout va bien se passer. Dans un élan de confiance rare, je sais – ou en tout cas, je crois savoir – quelle tournure prendra dans un instant la conversation.

Nous y voilà. L’heure de vérité a sonné.

Les différentes étapes de la négociation commencent à se dévoiler, peu à peu. Elle débute. L’air toujours aussi soucieux, il se gratte la tête, et nous demande le prix d’une nuit dans notre future auberge. Je lui réponds du tac au tac : « 90 pesos. », soit un peu moins de 14 euros, par personne et par nuit. Il se gratte la tête, à nouveau, et nous annonce qu’il lui reste bien une chambre quadruple libre, mais prend soin de bien nous faire comprendre que nous sommes cette fois dans un hôtel. Il est déjà tard, je suis prêt à parier qu’en notre absence, la pièce restera vide cette nuit. Nous dormons donc déjà virtuellement dans cette chambre, reste juste à en définir le prix. Notre budget quotidien tout compris et pour deux est de 300 pesos argentins (un peu moins de 50 euros). Je suis prêt à le faire passer dans une chambre d’hôtel s’il le faut, mais je ne dépasserai pas ce seuil. Après quelques échanges, nous nous mettons d’accord pour une nuit à 240 pesos argentins, sans petit-déjeuner (environ 37 euros). Suite à notre entente, je brise la réserve nécessaire au bon déroulement de la négociation et le remercie du fond du cœur pour son geste. Nous touchons du doigt le but, en compagnie de Koonshu. J’apprendrai plus tard que le prix de base, pour cette chambre, est de 745 pesos argentins, petit-déjeuner inclus, en cette période de l’année (environ 115 euros).

Jeudi 20 décembre 2012, au soir, nous descendons l’escalier qui mène dans l’une des chambres d’un hôtel d’Ushuaïa. 4 lits, une salle de bain privée, un plancher chauffant, un accès internet inclus et une bouilloire.

Puerto Madryn à Ushuaïa en trois jours et en stop ? Nous l’avons fait. Après avoir passé deux nuits vagabondes en Patagonie argentine, c’est presque les larmes aux yeux que nous nous étalons de tout notre long sur nos lits, épuisés, fiers et heureux.

En un mot : vivants.

Déjà 8 traces de pas sur ce bout de piste :

1. Christine, Xavier et les filles, le 20 janvier 2013 à 11:46

Bonjour, tout simplement EXCELLENT....

Belle aventure, bonne continuation et à bientôt !!!!

2. Charlotte, cousine Koonshu, le 20 janvier 2013 à 14:04

Bonjour chers aventuriers du bout du monde,

Comment ne pas rêver et voyager avec vous, en lisant cet article si passionnant et bien écrit... ?
A quand le prochain tome ? :D

Bonne continuation à vous ! A très vite j’espère :)

3. Christine, Xavier et les filles, le 20 janvier 2013 à 18:25

c’est un véritable roman d’aventures, bravo au narrateur. impossible de s’arrêter en cours de lecture, on est tenu en haleine........
bonne continuation,
à bientôt pour la suite de vos aventures.

sin

4. Fana, le 20 janvier 2013 à 19:01

Quel bonheur que de vous lire en cette journée de neige sur votre Touraine natale.
Le récit de vos aventures se lit effectivement comme un roman et il me tarde déjà de dévorer le prochain tome ;-)))
Quant à votre chance, elle fait plus que friser l’insolence, mais bon, il semble aussi que vous ayez réussi à développer une certaine capacité (ou capacité certaine) à la provoquer....
Continuez donc à nous faire rêver et à faire de belles rencontres avec des gens tout simplement vrais et humains.
A très bientôt.

5. Clem, le 24 janvier 2013 à 11:02

Hello les gars !

Pas encore tout lu mais ton CMS a du faire la gueule en voyant la taille de ton post !!

Clem

6. Audesou, le 29 janvier 2013 à 03:38

@Christine, Xavier et les filles : Merci à tous pour vos bons mots !

@Charlotte, cousine Koonshu et Fana : Merci également à vous pour ces commentaires touchants, qui nous donnent l’envie de continuer. Côté coulisses, il a fallu plus de trente heures, étalées sur quelques semaines, pour rédiger, mettre en forme, et publier ce récit. Pas sûr qu’un tome 2 paraisse un jour, tant il y a également à faire, loin de l’écran, sur La Piste Inconnue. Mais restez à l’écoute, et peut-être qu’un beau jour, le second tome apparaîtra sur vos écrans !

Merci pour votre soutien, vraiment.

@Clem : Ah ah ! J’espère que tout va bien pour toi, l’ami. ;-)

7. Jacq, le 10 septembre 2014 à 11:33

Sujet qui m’interresse, bien sur, et relaté de façon agréable et en bon français, un vrai plaisir.

8. Audesou, le 10 septembre 2014 à 13:07

Merci pour les bons mots, Jacq.

Vous aussi, laissez vos traces sur la piste...