L’Inde

Publié par Audesou, le 3 juin 2014 à 03:25

Pays où l’on se perd. Pays où l’on se trouve. Pays de lumières, de poussière. Pays où la sombre révolte couve. Pays de vie. Pays de larmes. Pays de souffrances et de joies. Pays où les regards désarment. Pays très singulier, je crois.

Pays curieux, pays sordide. Pays furieux, pays candide. Pays des dieux dans les cités. Pays des pires atrocités. Pays du cricket, du paneer. Pays où la barbe fait sourire. Pays qui crie. Pays qui piaille. Pays, sans doute, du meilleur chai.

Pays qui change, une fois cerné. Pays que l’on ne connaîtra jamais. Pays des savoirs ancestraux. Pays où rien semble toujours trop. Pays des slums, des quartiers bas. Pays de l’empire de Tata. Pays des sikhs, fief des gourous. Pays pluriel, bien avant tout.

Synthèse de mon aventure, anecdotes et autres conseils aux voyageurs...

Mon parcours

  1. Chennai.
  2. Mahabalipuram.
  3. Puducherry.
  4. Thanjavur.
  5. Madurai.
  6. Kodaikanal.
  7. Munnar.
  8. Kochi.
  9. Ooty.
  10. Mysore.
  11. Shimoga.
  12. Hampi.
  13. Mumbai.
  14. Aurangabad.
  15. Omkareshwar.
  16. Bhopal.
  17. Orchha.
  18. Khajuraho.
  19. Varanasi.

Pour en savoir plus sur mon parcours en Inde, consultez la page « L’itinéraire ».

Ce que j’ai apprécié

  • Les masala dosas.
  • Le paneer butter masala.
  • La cuisine indienne en général, d’une richesse époustouflante. En Inde, j’ai compris pour la première fois l’intérêt des voyages à tendance culinaire.
  • Le talent des tailleurs indiens, en particulier pour ce qui a trait à la qualité de la coupe des pantalons. Simplement remarquable.
  • L’élégance des saris.
  • Apprendre à maîtriser le dodelinement de la tête à l’indienne. Et déclencher des sourires mêlés de surprise, dans les rues.
  • Regarder les Indiens boire des litres à la régalade.
  • Assister à la préparation du chai, et le partager dans la rue avec de parfaits inconnus.
  • L’imprévu et le fait que déambuler dans les rues indiennes soit toujours synonyme d’aventure.
  • La facilité à rentrer en contact avec les hommes indiens.

Pour en savoir plus sur mon aventure en Inde, consultez la catégorie « Inde ».

Ce qui m’a interpelé

  • La difficulté à rentrer en contact avec les femmes indiennes, pour un homme.
  • L’Inde est une décharge publique.
  • Le manque de culture hindoue, chez les hindous.
  • Le manque apparent de formules de politesse dans la culture hindoue indienne.
  • Le bruit, perpétuel.
  • Le nombre de langues parlées dans le pays.
  • Très souvent, le manque total de maîtrise de l’anglais, malgré son statut de langue officielle.
  • Le rapport à la mort et à la maladie.
  • La complexité des techniques de drapé du sari.
  • La multiplicité des cultures.
  • Le système de castes.
  • Le très fort sentiment d’appartenance partagé par la majorité des Indiens, malgré des fossés culturels incontestables et colossaux entre les différentes communautés qui constituent le pays.
  • Les odeurs. Souvent nauséabondes. Parfois agréables. Toujours présentes.
  • Le fait que l’Inde soit un pays virtuellement mort, la nuit.
  • L’absence de sentiment d’insécurité, y compris seul le soir dans les bidonvilles de Mumbai.
  • Le manque d’hygiène dans les cuisines.
  • Les étrangers, qui, pour la plupart, s’habillent « à l’indienne » dans des tenues improbables et bariolées, quand les Indiens privilégient de loin le combo chemise-pantalon-parfaitement-taillé, le dhoti-kurta ou le sari.
  • La difficulté à trouver un lieu où manger, régulièrement.
  • Cette capacité qu’ont les Indiens à passer à autre chose, en l’espace de quelques secondes.
  • L’immensité et la densité des villes indiennes.
  • Le nombre d’étrangers totalement perdus — dans tous les sens du terme — croisés sur mon chemin.
  • Le nombre de personnes réalisées rencontrées dans le pays de Gandhi, dans le même temps.
  • Les faux sâdhus et autres charlatans en tous genres.
  • La quantité hallucinante de faux billets en circulation, y compris en sortie de distributeurs.
  • De fait, la réticence qu’ont les Indiens à échanger de grosses coupures contre de la petite monnaie.
  • Le caractère franchement épuisant d’un voyage indépendant en Inde.
  • La miction, la défécation, et les autres formes de régurgitations : publiques et constantes.

Mon budget

J’ai passé au total 76 jours en Inde entre le 17/01 et le 02/04/2014.

Total des dépenses
739,19 €
Budget moyen quotidien
9,73 €

Notez que, comme pour chacune des précédentes fiches pays, ces chiffres intègrent rigoureusement la totalité de mes dépenses. Notamment, ici : deux visites chez le médecin, une demi-journée d’hospitalisation, et le coût d’un visa touriste népalais de 3 mois, pour un total d’environ 120 €.

Malgré une augmentation relativement rapide du coût de la vie ces dernières années, en 2014, l’Inde reste un pays très bon marché pour le voyageur, selon les standards occidentaux.

L’unité monétaire de l’Inde est la roupie indienne (र).

Conseils aux voyageurs

  • Évitez de boire l’eau du robinet.
  • Négociez tout, tout le temps. Avec le sourire.
  • Sachez vous ménager des instants de trêve.
  • Amusez-vous à perturber les vaches ou les cérémonies religieuses et vous irez au-devant de graves ennuis.
  • L’Inde est l’un des rares pays où il est plus sûr de marcher dos au trafic — c’est-à-dire côté gauche de la route — plutôt que face à ce dernier. Marcher face aux véhicules — à droite de la route, donc — vous expose au danger : les conducteurs qui vous croisent vous enverront régulièrement dans le décor, estimant toujours que vous les avez vus et que c’est à vous de vous effacer.
  • Souvent, le seul moyen de vous orienter dans un terminal de bus est de solliciter l’aide des locaux.
  • En Inde, toute démarche prend du temps, on se mettra régulièrement en travers de votre route, dans tous les sens du terme, on vous mentira souvent, etc. Travaillez sévèrement votre patience.
  • Les Indiens aboient très rapidement, mais mordent très rarement. Ne soyez pas impressionnable, et continuez calmement mais fermement à faire valoir vos droits, en cas de soucis.
  • En tant que femme, ne laissez jamais un Indien vous manquer de respect. À tous niveaux. Le débordement à caractère sexuel n’est malheureusement jamais loin. Apprenez à jongler entre fermeté et indifférence. Déclenchez un scandale public, si besoin.
  • En tant qu’homme, comportez-vous avec beaucoup de pudeur et de retenue lorsque vous êtes en contact avec des Indiennes. Évitez par exemple de vous asseoir à côté d’une femme seule.
  • Fermez toujours la porte de votre chambre à clé lorsque vous êtes à l’intérieur. Il est très courant que l’on y débarque sans frapper. Y compris en pleine nuit.
  • Si vous comptez dormir dans des établissements très bon marché, sachez que vous partagerez régulièrement votre chambre avec une armée de punaises de lit.
  • Écoutez votre intuition et votre cœur, mais ne cédez jamais à la pitié lorsque confronté à la maladie, la misère ou la mendicité. Rappelez-vous que l’on n’aide jamais les gens s’ils ne souhaitent pas au préalable s’aider eux-mêmes. Rappelez-vous également que l’on ne devient pas libre en recevant du poisson, mais en apprenant à pêcher.
  • Attention où vous mettez les pieds : on trouve absolument tout et n’importe quoi sur le sol indien.
  • Avant de vous aventurer dans les jungles indiennes, connaissez précisément les risques liés aux éventuelles rencontres avec les tigres, les éléphants, les serpents, les gaurs et les ours lippu.
  • Respectez les anciens encore plus que le reste des habitants du pays.
  • Vous ne pourrez pas le louper, les Indiens passent leur temps à dodeliner la tête. Retenez qu’en Inde, on dit « Non » en secouant la tête de droite à gauche, comme en Occident. Toute autre forme de dodelinement veut dire tout sauf « Non ». À savoir : « Oui », « Ça va », « OK », « Je comprends », « Merci », « On y va ! », etc.
  • Dire « Merci » est considéré comme très formel chez les hindous indiens. C’est même pire pour « S’il vous plaît » ! Par rebond, l’immense majorité des Indiens remercie d’un regard ou d’un dodelinement de la tête. Adoptez ce comportement, et vous vous ferez des amis.
  • Apprendre rapidement à reconnaître les faux billets au toucher et à refuser fermement tout billet suspect vous fera gagner une forme toute particulière de respect.
  • Privilégiez la nourriture que l’on aura préparée sous vos yeux. Afin d’éviter ou au moins limiter les mauvaises surprises, écoutez votre corps et vos envies.
  • Sachez que l’on parle très peu hindi, dans le sud du pays.
  • Dès que possible et l’air de rien, cassez vos grosses coupures, mais attendez-vous à rencontrer les plus grosses des difficultés. Les gros billets sont fuis comme la peste.
  • Emporter une moustiquaire avec soi est une bonne idée.
  • L’Indien moyen est malheureusement très lâche et évitera souvent de prendre la moindre responsabilité. En cas de besoin et dans le doute, de toutes les personnes susceptibles de vous venir en aide, adressez-vous à la plus âgée.
  • N’enjambez jamais personne. Jamais. Cette action est considérée comme l’un des plus profonds signes de mépris du pays.
  • Le sol est considéré comme particulièrement impur. Ne le touchez pas, ne vous y asseyez pas. Notez que ce point explique en grande partie pourquoi les Indiens privilégient le squat à toute autre forme de position de repos actif.
  • Un point vital en Inde : veillez constamment sur votre santé mentale. De nombreux étrangers perdent totalement pied lors d’un long séjour dans ce pays. Universelles, ces deux astuces vous permettront de conserver un certain équilibre : gardez toujours l’esprit entièrement ouvert, et ne cherchez surtout pas à lutter de front ou à résister face à ce qui pourrait vous malmener. L’Inde est bien plus forte que vous. En d’autres termes : abandonnez toute forme de certitude, lâchez prise, et surfez.
  • L’une des clés de la compréhension de l’Inde est d’admettre que les Indiens sont de grands enfants.
  • Dans les cantines de l’Inde du Sud, il est d’usage de nettoyer vous-même la feuille de bananier qui vous sert d’assiette, avec la main droite et de l’eau, avant que la nourriture n’y soit déposée.
  • Conserver un savon sur soi est une bonne idée. Parfois, il s’agira du seul savon à des kilomètres à la ronde.
  • Pour demander pardon, par exemple lors d’une bousculade dans un bus, la personne responsable se lance parfois dans un rituel gestuel remarquable : de sa main droite, elle va toucher l’épaule de son vis-à-vis, puis revient toucher successivement sa propre poitrine et son visage, avec cette même main. Le tout répété en boucle, durant quelques secondes, avec la rapidité de l’éclair. Si, en tant qu’étranger, vous arrivez à placer vous-même ce geste et que l’on vous remarque, attendez-vous à faire sensation et à devenir la reine ou le roi de la zone !
  • Sachez que, la plupart du temps, une personne qui vous vient spontanément en aide dans la rue vous demandera ultimement de l’argent en retour.
  • En Inde, si le concept d’hygiène est souvent absent, celui de pureté est toujours bien présent. Ainsi, certains comportements sont à proscrire, parmi lesquels : toucher les gens ou la nourriture avec la main gauche, boire au contact du goulot d’une bouteille à usage commun, pénétrer une habitation avec ses chaussures aux pieds, etc.

Déjà 2 traces de pas sur « L’Inde »

Il était une fois : l’Inde du Nord

Publié par Audesou, le 22 mai 2014 à 19:56

La Piste Inconnue ne prend pas la tangente.

Entre le mercredi 5 mars 2014 à Aurangabad et le dimanche 1er avril 2014 à Varanasi, entre le socle de l’Inde du Sud et les sommets népalais de l’Himalaya, elle faisait fi des obstacles, optait pour la voie du milieu, et traversait en diagonale celle que d’aucuns nomment l’Inde du Nord.

Ce sont des bribes de cette légende qui vous sont présentées à présent, au présent.

Il s’appelle Vaibhav

Jeudi 6 mars 2014. Aurangabad. Maharashtra.

Il s’appelle Vaibhav. Et c’est alors que je suis en train d’arpenter les collines qui sourdent brutalement de la plaine au nord-ouest de la ville que je fais sa rencontre, sur le seuil d’un temple hindou dédié à Hanuman. À 23 ans, son anglais est impeccable, sa culture considérable. De fil en aiguille, nous finissons par passer une bonne partie de la journée ensemble.

D’abord autour d’un chai, puis autour d’un repas, nous évoquons les femmes, l’Inde, les castes, l’hindouisme, les odeurs, les gourous, l’argent, l’Europe, la France, la nourriture, le recyclage, les achats compulsifs en Occident.

Avec pudeur et une extrême attention quant au choix de ses mots, il finit par me parler de la femme qu’il aime et de celui qu’il porte en lui, et qu’il appelle son « combat ».

Par peur de la ruine, les parents de son amie s’opposent au mariage. Il m’apprend qu’en Inde, une tradition ancestrale encore très ancrée veut en effet que la totalité des frais liés à une telle union soient assumés exclusivement par la famille de la mariée, qui s’endette parfois ainsi sur plusieurs générations pour honorer les us. Voilà des mois que les deux familles parlementent à ce sujet. Lui qui ne demande rien de plus ou de moins que la main d’une femme se heurte au mur inflexible de la tradition. La fierté d’une famille est en jeu. Nombreux sont les Indiens qui considèrent encore aujourd’hui le défaut de paiement de la dot comme le plus grand des déshonneurs.

Par rebond, ce point explique en partie le lourd déséquilibre démographique de ce pays, qui compte bien plus d’hommes que de femmes parmi ses rangs.

Vaibhav ne baisse pas les bras pourtant, et vient s’isoler seul chaque semaine au sommet du monticule, où je l’ai rencontré. Là mais non las, assis sur le toit de la ville en compagnie du gardien du temple, il médite sur cette situation inextricable, et tente de trouver les mots justes. Ceux qui sauraient toucher et convaincre. Il m’avoue avoir déjà envisagé de trancher le nœud gordien en s’enfuyant loin d’ici avec celle qui ne partage pas encore tout à fait sa vie. Mais serait-ce vraiment une solution ?

Dans le pays qui a vu naître Les Mille et Une Nuits, cette histoire d’amour impossible me touche au plus haut point.

Il s’appelle Vaibhav, donc. Et au moment où il me dépose en moto près d’un monastère bouddhiste édifié à flanc de coteau, il m’intime : « Continue à parler aux bonnes personnes, et tu finiras par trouver ce que tu recherches. »

Du fond du cœur, c’est également tout le bonheur que je lui souhaite.

Le mini Taj Mahal

Jeudi 6 mars 2014. Aurangabad. Maharashtra.

La curiosité et le soleil ont guidé mes pas en cette fin d’après-midi. Le voilà qui se dresse finalement devant moi. Il est celui que les locaux nomment « Le mini Taj Mahal », lorsqu’ils ne se fendent pas d’un « Taj Mahal du pauvre » dans un rire béat.

Il est également la raison pour laquelle j’ai décidé de faire étape à Aurangabad, après avoir quitté Mumbai, quelques jours plus tôt. Tout le monde ou presque connaît le Taj Mahal de Agra, mais qui connaît le Bibi Ka Maqbara de Aurangabad ? Sans être identiques, et, bien que les dimensions de ce dernier soient bien plus modestes que celui qui fait désormais partie des sept nouvelles merveilles du monde, les similitudes entre les deux mausolées sont tout simplement saisissantes.

Tandis que je déambule dans l’immense cour de l’édifice, perles de sueur au front, nombreux sont les Indiens qui me saluent d’un As-salâm ’aleïkoum assorti d’une main droite portée au cœur, avant de me demander s’ils peuvent se prendre en photo à mes côtés. Des semaines que l’on ne m’avait pas perçu comme musulman. Ces multiples salutations et requêtes me surprennent. Et sont toujours aussi délicates à gérer.

Le soleil baisse à l’horizon. Je ne souhaite pas prendre le temps d’expliquer que je ne vénère pas Allah ou le dernier prophète. Alors, par manque de répartie, je me contente de renvoyer la paix en arabe, par l’intermédiaire d’un Wa-ʻaláykum as-salām, avant de continuer à tracer ma piste.

Au pied des minarets, la barbe et le sourire ont de nouveau semé le doute, ce soir.

L’étranger

Jeudi 6 mars 2014. Aurangabad. Maharashtra.

Elle me fait penser à ma filleule. Voire à ma petite sœur, quand elle avait son âge. Attablée avec ses parents de l’autre côté de la salle de cette cantine locale, je lui donne une vingtaine de mois. D’un mouvement malhabile et touchant, elle parle déjà la langue du monde et répond à mes signes de la main. Ses parents sourient.

Je ne connais pas ces gens. Je ne les ai jamais vus. Ne les reverrai probablement jamais. L’espace d’un instant, nous venons de faire tomber les frontières, de créer du lien.

Et c’est bien là tout ce qui nous importe.

Sur cette pensée, je replonge mon sourire, mes yeux et ma main droite vers la feuille de bananier qui me fait face, et continue à savourer mon masala dosa. Quelques minutes plus tard, l’un des serveurs arrive et tend vers moi une note vide, tout en tentant de m’expliquer quelque chose que je ne saisis pas. Il finit par repartir, l’air bredouille.

Si ma tête se relève à nouveau peu après, c’est parce qu’une main d’homme vient se poser fermement sur mon épaule.

Celle du père de famille.

L’air ému mais fier, il m’annonce en anglais, dans une série de mots peu assurés, dont on sent qu’ils viennent d’être appris et répétés : J’ai payé pour toi.

Cette fois, je comprends. Je plonge dans son regard, et, immédiatement, vacille. Il y a quelques heures seulement, c’était Vaibhav qui insistait pour — et qui finissait par — prendre en charge mon déjeuner. Ce n’est pas la première fois que je vis de telles situations, mais au soir de cette journée particulière, les larmes me montent aux yeux.

Je ne trouve pas les mots qui feraient mouche, et j’ai de toute façon du chutney encore plein la bouche. Alors, je le remercie d’une main sur la poitrine, et répète le geste à destination de sa femme et de son enfant, qui nous guettent, non loin. Avant de remarquer que toute la salle a observé la scène. Chacune des Indiennes et chacun des Indiens présents me saluent. Mon cœur tonne, et déborde un peu. Sur ce petit bout de Terre, on vient de me faire oublier pour un instant que je suis l’étranger.

Ce soir-là, sous ma moustiquaire, je repense à l’incomparable Fred, qui m’écrivait il y a quelques semaines : En gros, plus on a rien, et plus on en donne ! Bien avant moi, il avait déjà tout compris.

Ces gens-là n’ont rien, et pourtant me donnent tout.

La plateforme

Vendredi 7 mars 2014. Aurangabad. Maharashtra.

486 jours que j’ai pris la route. Au guichet, on m’annonce qu’il me faut patienter jusqu’à l’arrivée de mon bus au niveau de la plateforme 8, dans un quart d’heure. Outre le fait que le quart d’heure indien se transformera sûrement en une bonne paire d’heures, je ne m’attends pas à rencontrer la moindre difficulté.

En réalité, j’omets un détail.

Dans cette gare routière, tout — je veux dire : tout — n’est écrit qu’en marathi. Numéros de plateformes compris. Incapable de m’orienter, je ris devant l’absurdité de ma situation. Sur les panneaux qui surplombent les baies où les bus viennent décharger leurs flots de passagers avant le prochain trajet, là où les habitants du Maharashtra voient des chiffres, je ne vois que des formes étranges, dénuées de toute signification.

Ce voyage a ceci d’extraordinaire : il sait me rappeler constamment à quel point, tout seul, je ne suis rien. Il est grand temps pour moi de me remettre à tisser des liens.

À un ancien planté là, je demande s’il peut me donner une leçon rapide. En moins de six minutes, ce professeur improvisé m’apprend à compter jusqu’à 10, avec toute la dignité qui émane d’un vieil Indien. Lorsqu’arrive la fin de la session, je le remercie, et grâce à de rapides allers-retours oculaires entre les numéros des plateformes et le fruit de son enseignement, je parviens finalement à repérer celle que je recherchais.

C’était pourtant évident : la plateforme .

Le procès

Samedi 8 mars 2014. Bus de nuit entre Aurangabad et Indore. Maharashtra/Madhya Pradesh.

Le procès bat son plein. Improbable. Impitoyable. Improvisé. Démesuré. Kafkaïen.

Des noms d’oiseaux jaillissent en hindi de toute part, lorsque défilent les témoins, au centre du couloir. Seul élément du public, assis au fond du bus, j’observe la partie civile qui s’élève, à ma droite, face à la défense, qui tient sa position de l’autre côté de la rangée centrale.

Dans cette cour d’assises — sans nul doute la plus originale qu’il m’ait été donné de fréquenter — on est en train de juger celui que l’on soupçonne de ne pas avoir payé son ticket. Il n’y a pas encore mort d’homme. Je crois. Mais c’est tout comme. Assurément, on juge un crime, ici.

En attendant de démêler le vrai du faux dans cette affaire, on a arrêté le véhicule. En pleine nuit. Depuis quelques dizaines de minutes déjà. Sur l’une des voies de l’autoroute.

Je note de nombreuses tentatives d’intimidation de la part de l’accusé, ainsi qu’une bonne dose d’arguments fallacieux et de mensonges côté accusation. Les débats sont tout à la fois : mal menés et malmenés. S’il savait ce qui se passe ici, le grand Éric Dupond-Moretti gémirait.

Le climax est atteint lorsque l’avocat de la défense — en la personne d’un jeune Indien métrosexuel, probablement ami de longue date de celui que l’on a désigné coupable avant même la fin des échanges — appelle au téléphone le gérant de la compagnie de transport. Il doit être environ 01:30 lorsque la voix de ce dernier — qui se fait visiblement réveiller — inonde l’habitacle d’une logorrhée d’insultes, reprend son souffle, et revient à la charge quelques secondes plus tard, pour une deuxième vague. Avant de se faire raccrocher au nez, sans autre forme de procès.

Après une bonne heure de débats, le verdict est finalement annoncé : un non-lieu. Côté défense, c’est la liesse. L’accusation, quant à elle, eh bien, n’a plus qu’à accuser le coup. Péniblement, on remet le bus en mouvement.

Jusqu’au procès en appel ?

L’éléphant blanc

Samedi 8 mars 2014. Bus de nuit entre Aurangabad et Indore. Maharashtra/Madhya Pradesh.

Il fait toujours nuit noire lorsque le bus qui m’emmène poussivement à Indore fait à nouveau halte dans la pénombre. Comme lors de chaque arrêt, dès l’ouverture de la porte, une vague de mâles part instinctivement à la recherche du premier tronc d’arbre dans l’espoir d’y soulager leurs sphincters vésicaux. Comme lors de chaque arrêt, dès l’ouverture de la porte, chacun de ces mâles se croit au moins aussi discret que Sam Fisher et tente de se placer au plus près de moi, histoire d’avoir la meilleure place.

Celle qui lui permettra de l’entrevoir.

Entre deux ombres, j’ai beau leur expliquer patiemment que je suis incapable de me lancer dans la miction lorsque je suis observé, rien n’y fait. En Inde, la curiosité anéantit souvent toute forme de décence. Et c’est encore une fois ce qui est en train de se passer. C’est plus fort qu’eux. Je sens leurs regards par-dessus mes épaules et sur les côtés de mes hanches.

Tous ne rêvent que d’une chose. Ignorant que le pauvre est sans défenses, il espèrent apercevoir celui qu’ils ont eu tôt fait de baptiser en ricanant : l’éléphant blanc.

Le racket organisé

Lundi 10 mars 2014. Omkareshwar. Madhya Pradesh.

Au mépris évident de tous les codes d’honneur du monde, c’est à quatre contre un qu’ils débarquent. L’air de rien, furtivement, ils se dirigent vers ma position. À chacun de leurs pas, je sais que la situation peut dégénérer salement. Une lame dans la main droite, tous les sens en éveil, j’évalue calmement mes options à l’intérieur du petit espace de liberté que je défends encore. Celui-là même qui se réduit inexorablement comme une peau de chagrin.

Ils sont tout proches, désormais. Beaucoup trop proches. Leurs regards trempent l’atmosphère d’avidité et d’agressivité latente. Je dois agir. Faire quelque chose. N’importe quoi. Dans un instant, il sera trop tard.

D’une main glissée dans mon dos, j’entrouvre la porte qui protège mes arrières, sans un bruit. Juste au moment où l’un des assaillants fait le pas de trop. De la main droite, je le menace d’un éclair de métal. Il semble le moins farouche du groupe. Tel un disciple de Sun Tzu, j’espère ainsi saper le moral de l’adversaire.

Erreur stupide : s’il est effectivement le plus téméraire du quartet, il est également le plus jeune. En une fraction de souffle, une forme brune et massive — jusque-là en retrait — se jette sur moi dans un cri rauque, toutes canines dehors.

La mère.

J’ai juste le temps d’esquiver l’attaque et de claquer la porte derrière-moi en la verrouillant de tout mon poids. Le bois et mes tympans gondolent sous l’effet de l’agression et des cris. Dépité, je patiente quelques minutes à l’abri. Je ne me fais pas d’illusions sur ce qui est en train de se jouer à l’extérieur de l’asile.

Lorsque je finis par remettre le nez dehors, les quatre malfaiteurs se paient le luxe de me montrer encore les crocs. Visages rincés par celle qui était encore ma papaye, il y a peu.

Ce lundi 10 mars 2014, un gang de macaques rhésus a senti que j’étais affaibli. Ce lundi 10 mars 2014, un gang de macaques rhésus a décidé que je ne déjeunerai pas.

Je ne l’ai jamais trouvée si belle

Mardi 11 mars 2014. Omkareshwar. Madhya Pradesh.

Les bouteilles vides occupent l’un des coins de la pièce. 9,25 litres de liquides divers et variés : ce que j’ai absorbé depuis le petit matin de la veille.

Il est midi à présent. Pour la seconde fois en dix minutes, je pose péniblement des séries de chiffres sur le papier. À ce stade, le simple fait de réfléchir est devenu un combat. J’évalue les pertes. Lorsque la confirmation du résultat tombe, je chancelle à nouveau. Devant la violence de la situation, j’ai consigné certaines informations : par cinq et vingt-sept fois, mon estomac et mes intestins se sont respectivement vidés au cours des trente dernières heures. J’ai beau modifier les variables de mes simulations dans tous les sens, le compte n’y est pas.

En onze mots comme en cent, je suis littéralement en train de me vider de mon eau.

Il m’aura fallu une nuit blanche et toute une matinée pour admettre que je suis en danger. L’espace d’un instant — accablé par la fatigue — j’envisage de m’allonger à nouveau et d’attendre que quelqu’un vienne me secourir. Mais je suis seul dans ma chambre, ce jour. Alors, rapidement, je me reprends : l’aide ne viendra pas.

Être libre, c’est être responsable de soi. C’est le prix à payer.

À travers le mal de tête et les vertiges, je sens mes capacités physiques et mentales décliner à une vitesse vertigineuse. Je fuis de l’eau au moins autant que de la force vitale. Mon pouls, d’ordinaire solide et lent, s’est transformé ce midi en une sorte de bruissement un peu vain, à la fois trop rapide et trop faible. Histoire de réfléchir une fois pour toute, tandis que ma peau perd de son élasticité et se couvre peu à peu d’effrayantes ecchymoses, je rédige une liste ordonnée des tâches qui va me falloir accomplir si je ne souhaite pas terminer ma vie dans cette bourgade indienne insalubre et isolée.

Une fois écrite, je passe en pilote automatique et la déroule étape après étape. Le mental prend le relai, et me fait avancer. Lorsque, laborieusement, je monte les escaliers qui mènent jusqu’à la place du village, les Indiens, si curieux d’habitude, font aujourd’hui mine de ne pas me voir.

Pour une raison que j’ignore, bien qu’elle soit probablement liée au manque d’eau, je remarque pour la première fois lors de l’ascension que mes oreilles sont atteintes, elles aussi. Le monde extérieur semble s’être effacé face aux battements de mon cœur et aux bruits de mes entrailles.

Je suis mal, et presque sourd, désormais. La belle affaire.

Arrivé sur la place principale, à tous les Indiens présents dans ce champ de vision qui se réduit peu à peu, je demande de l’aide. Un docteur. Un hôpital. Une adresse. N’importe quoi. On ne me comprend pas. De tous ceux qui m’entourent, personne ne semble percevoir ni ma détresse, ni l’urgence de la situation. Une nouvelle fois, l’idée de baisser les bras me traverse l’esprit un instant.

Après avoir coupé l’herbe sous le pied de cette pensée corrompue, le mental relève à nouveau mon corps trop léger car vide, et me botte l’arrière-train. Il y a encore des gens qui m’aiment, quelque part. Et j’ai encore des choses à partager avec eux. Les lèvres sèches, assis, au milieu de cette place, je sais que mon salut se trouve dans le sang-froid, la réflexion lucide, et l’aide que tous ces Indiens pourraient m’apporter. J’ai besoin d’eux. Alors, je me calme, respire, et m’efforce de réfléchir posément.

Soudain, une idée semble balayer la brume de mon esprit.

Je me remets en marche. Titube. Me dirige vers l’un de ces restaurateurs dont la nourriture a peut-être entraîné ma chute. Sors mon crayon. Dessine — en noir — l’emblème de la Croix-Rouge, sur la paume de ma main gauche. Lui colle sous le nez. Et contemple son regard, hésitant que je suis entre le plus grand des espoirs et le plus grand désespoir.

J’ai presque envie de l’embrasser quand je réalise que l’on me comprend enfin.

Il m’ordonne de m’asseoir. M’annonce qu’il va chercher de l’aide. Qu’il revient bientôt. De mon côté, je me recroqueville sur un banc de bois, comme hors de moi. Trois minutes plus tard, un autre Indien arrive en moto. On me fait signe de monter à sa suite. Je remercie trente fois le patron de ce stand local, et serre le motard contre moi avec tout ce qu’il me reste de forces.

Nous quittons le village, en direction d’une sorte de petit hôpital gouvernemental, que j’aurais été incapable d’isoler seul. Pendant un quart d’heure, nous roulons à toute blinde. J’ai un mal fou à rester en équilibre sur la puissante moto. Je serre les dents, et tente de tenir le coup, comme je peux. Je remercie cet inconnu des dizaines de fois, alors qu’il me dépose devant l’établissement de soins.

C’est plié en deux par la douleur que je débarque dans le hall, et que je dois partir à la chasse d’un médecin, dans les couloirs du bâtiment. Comme souvent en Inde, on a peur de prendre la responsabilité de s’occuper d’un étranger. Alors, comme souvent en Inde, on fuit. Je supplie l’un des praticiens — qui parle à peine anglais — de me venir en aide. Un bon quart d’heure m’est nécessaire pour lui expliquer ma situation à l’aide de gestes, de dessins, et de mots. Il finit par m’ausculter et par m’annoncer qu’il faut réagir vite car je semble souffrir d’une grave déshydratation. Sans blague.

Et puis, c’est l’enchaînement.

Dans le couloir principal de l’hôpital, une infirmière installe rapidement une sorte de lit, me demande de m’y allonger, m’aide à m’y étaler, m’interdit de bouger et m’apprend que je vais devoir rester un peu ici, avant de s’éclipser et de revenir quelques secondes plus tard, équipée de l’équipement nécessaire à la mise en place d’une perfusion et du monitoring. Je lui demande cinq fois si le matériel est sain. Elle m’assure que oui. Du fin fond de ma torpeur cotonneuse, je la regarde mettre en place la ligne, et vérifier que le liquide issu de la pochette pénètre bien dans mes veines.

Une fois l’installation terminée, je lève les yeux vers son visage, la trouve belle, lui prends la main, la remercie, et, sans m’y attendre, éclate en sanglots.

Enfin, c’est l’idée.

Ce dernier constat finit par mettre mon mental à genoux : je manque tellement d’eau que je n’ai plus de larmes. Trois gouttes coulent laborieusement sur mes joues et ont un mal fou à y progresser. Il y a dans ces quelques perles un mélange de gratitude, d’épuisement physique et mental, de solitude, de lâcher-prise et de joie.

Désormais, on s’occupe de moi. J’ai le sentiment d’être extrêmement vulnérable, isolé, fragile, mais sauvé. Pour la première fois depuis de trop nombreuses heures, mon état général devrait enfin cesser de se dégrader. Elle baisse les yeux vers moi, me dit que ma réaction est normale, me rassure, me promet que tout ira bien désormais. Je réalise alors qu’elle parle bien mieux anglais que le médecin qui m’a pris en charge à mon arrivée. Cette présence féminine déchire le triste sentiment d’isolement que je ressens, et me fait un bien fou.

Je reste des heures allongé sur cette espèce de lit. J’observe ce qui m’entoure. Sur les murs, pas un seul mot d’anglais. En face de moi, trois patients souffrent du paludisme. Je me dis que j’ai l’air d’un bien piètre guerrier avec ma diarrhée. Je pense aux gens que j’aime. Me demande ce qu’ils font, là, maintenant. Régulièrement, on vient m’ausculter et remplacer la pochette de la perfusion en me répétant que j’avais effectivement perdu beaucoup de liquide. Je regarde les gouttes qui défilent. Un peu anxieux, me demande ce que l’on m’administre.

Alors que je pensais que la déshydratation ne pouvait concerner que les enfants ou les vieillards, je suis redevenu fœtus, quelque part. En contemplant l’installation qui m’injecte ce je-ne-sais-quoi dans les veines, je me dis que je préfère cent fois l’opération inverse, et donner mon sang. N’empêche qu’en quelques heures, mes lèvres retrouvent leur souplesse, et mon esprit sa vivacité. J’ai l’impression d’être une de ces fleurs du désert, qui semble ressusciter en se déployant à l’arrivée de la pluie. La grâce en moins.

Au cours de ce long après-midi, de nombreux Indiens, intrigués par ma présence, défilent et me questionnent. Me fatiguent. Jusque dans le dernier des hôpitaux de campagne, la quiétude a été anéantie, dans ce pays. Je ne veux pas les calculer. Pas aujourd’hui. Afin de ne pas avoir à répondre encore et toujours que je ne suis pas marié, que je viens de France, et que j’aime le paneer, je ferme les yeux.

Et serre les fesses, il est vrai.

Le soir, je ne veux pas rester en ce lieu qui m’étouffe, attaché à des machines. Le médecin refuse tout d’abord de me laisser partir, puis, après m’avoir ausculté à nouveau, accepte finalement. À condition que je revienne si mon état venait à empirer durant la nuit.

En sortant, j’ai l’impression de devoir réapprendre à marcher. Fort de mes premiers pas, j’achète deux bouteilles. Avec, à l’intérieur, de l’eau. Je la contemple de longues minutes, avant de la savourer.

Je ne l’ai jamais trouvée si belle.

L’étranger, le retour

Jeudi 13 mars 2014. Bhopal. Madhya Pradesh.

Bhopal. Théâtre — il y a bientôt trente ans — de la plus lourde catastrophe industrielle de toute l’histoire de l’humanité. Appréhender au mieux ce triste événement en en arpentant le tout aussi triste décor est la seule raison pour laquelle j’ai décidé la veille de faire étape dans la capitale du Madhya Pradesh.

À peine ai-je déposé un pied dans cette ville que je me sens déjà l’envie de la quitter. Bien que je ne parvienne pas à le définir ou l’isoler, quelque chose de malsain persiste, ici.

Rapidement, je localise bon nombre d’établissements dans le quartier de la gare. J’éprouve pourtant des difficultés à trouver un toit pour la nuit. De porte en porte, on m’annonce que plus un seul lit n’est disponible. De porte en porte, on tente de me rediriger vers des hôtels luxueux, aux tarifs que je n’envisagerais même pas pour une nuit d’amour à Moskva. De porte en porte, on me ment.

L’Inde du Sud et son hospitalité me manquent.

En attendant, plutôt que de m’apitoyer sur mon sort, je veux comprendre. À l’un des gérants, je demande pourquoi il m’annonce que son hôtel affiche complet, alors que nous savons lui et moi que cela n’est pas le cas. Il botte en touche. Fuit. À l’indienne. J’insiste. Calmement. Le regard franc, je lui fais comprendre que je veux juste savoir pourquoi.

Il finit par m’avouer que de nombreux lits ridiculement bon marché sont effectivement disponibles derrière la porte que je vois se dessiner au fond du hall. Mais que je suis étranger. Et qu’il lui faudrait, pour m’accepter, posséder une licence délivrée par le gouvernement indien, onéreuse, et qui lui fait défaut. En outre, la procédure officielle impliquerait de transmettre mes coordonnées à la police locale, suite à mon départ. En bref, il ne souhaite pas s’embarrasser de toutes ces formalités et c’est pourquoi il m’a menti.

Il rajoute : As-tu entendu parler de l’attentat de 2005 à New Delhi ? Des sept attaques de Mumbai en 2006 ? De l’explosion sur la ligne du Samjhauta Express en 2007 ? Des attaques de 2008, toujours à Mumbai ? Et de l’attentat de 2011, encore une fois dans la capitale du Maharashtra ?

Face au comptoir, je l’écoute me parler de l’histoire récente de son pays, effaré.

Il me rappelle aussi que l’immense majorité des Indiens considèrent que les occidentaux se doivent de payer, pour tout produit ou service, des montants largement supérieurs à ceux pratiqués à l’égard des locaux.

Pour la première fois, de son côté, il comprend que pour un voyageur qui souhaite s’immerger au maximum dans la culture de son pays d’accueil, la différence de traitement est un obstacle majeur. Pour la première fois, de mon côté, je comprends que si l’Inde a tendance à mettre des bâtons administratifs dans les roues des étrangers, c’est en partie parce que la peur du terrorisme est bien plus présente que je ne le pensais, au pays de Gandhi.

Et ce sont deux citoyens du monde qui se saluent d’une poignée de main ferme, avant que je ne quitte les lieux et me dirige, sur ses conseils, en direction de l’un des seuls établissements abordables de la ville, à accepter les porteurs de passeports étrangers.

Humain, après tout

Dimanche 16 mars 2014. Bus de nuit entre Bhopal et Tikamgarh. Madhya Pradesh.

À moitié nu. Crasseux. Imbibé, et totalement stone. Un vrai répulsif sur pattes débarque dans l’atmosphère déjà méphitique de ce bus de nuit. Le véhicule est cinq fois plein, et ce jeune Indien perdu tente de s’y faire une place. En vain. Il se fait rejeter à chaque fois. Souvent violemment.

Seul blanc du comité, je l’observe en silence, de loin. Il me repère. Finit par venir s’asseoir dans le couloir, à même le sol, contre ma cuisse gauche. Le contact avec ses cheveux gras m’horripile. Sa présence m’est insupportable et m’incommode. La frustration tente de trouver son chemin à l’intérieur de moi. Immédiatement, je lui oppose les flots de la compassion. J’ignore comment réagir, toutefois. Je médite sur cette situation.

Peu à peu, je comprends que — grâce à ma couleur de peau, ma barbe, et mon origine — je suis en fait son seul refuge. Aucun autre Indien n’osera lever la main sur lui tant qu’il sera à mes côtés, par crainte de mon éventuelle réaction. Je n’éprouve aucune pitié pour cet individu visiblement au fond du gouffre. Je ne me sens nullement supérieur à lui, et sûrement pas investi d’une mission pour le sauver.

Soudain, alors que je l’observe depuis quelques minutes, une porte s’enfonce dans mon esprit, et je vois au-delà du masque. Je vois l’homme, je vois la vie, je vois une forme de beauté, derrière l’illusion. Cet être désolé mais animé possède lui aussi son histoire, ses joies, ses peines. Je comprends soudain que si certains sont humains, avant tout, d’autres sont humains, après tout.

Ils n’en sont pas moins Hommes.

L’étranger, la résurrection

Lundi 17 mars 2014. Tikamgarh. Madhya Pradesh.

Assis dans cette gare vide suite à un enchaînement invraisemblable d’événements, je patiente depuis quelques heures déjà, dans l’attente du seul train de la journée, qui devrait me permettre de quitter Tikamgarh.

Peu à peu, les Indiens envahissent l’espace. Peu à peu, le calme laisse place aux clameurs. Le silence aux questions. La douceur du lever du soleil aux flashs des photographies. Tous veulent savoir qui je suis, d’où je viens, où je vais. En Inde, il m’est impossible de rester seul dans un lieu public plus de quatre minutes. Cette sensation perpétuelle de promiscuité et le flot de sollicitations qui en découle m’épuisent. À chaque instant, tous ces Indiens — souvent très sympathiques, au demeurant — me rappellent malgré eux que je suis l’étranger, et m’étouffent.

En vérité, je vous le dis : la vraie liberté est dans l’ombre de la foule.

Nous étions 39

Lundi 17 mars 2014. Train entre Tikamgarh et Jhansi. Madhya Pradesh/Uttar Pradesh.

Si l’on excepte les poules, les mouches et autres moutons, nous sommes 37 dans ce compartiment dont je dirais qu’il a été pensé pour 8.

Je le sais. J’y suis. J’ai compté. Trois fois.

Peu avant l’arrivée à Jhansi, quatre pieds non identifiés semblent pourtant jaillir de nulle part, et se mettent à pendre juste en face de mon visage. Ce que j’avais initialement pris pour une vieille couverture, sur le porte-bagages qui me surplombe, était en fait le produit improbable du mélange des corps de deux Indiens contorsionnistes, qui ont passé tout le trajet pliés en quatre. Au sens propre du terme.

Je recompte les pieds qui pendouillent, divise par deux, ajoute le résultat à la somme obtenue au départ.

Nous étions 39.

Le havre de paix

Mardi 18 mars 2014. Orchha. Madhya Pradesh.

Certains passent une vie de recherche sans parvenir à un tel résultat.

Au cœur de l’île qui se déploie au sud du village, je tombe par hasard sur l’un de ces rares lieux de l’Inde où l’on peut encore entendre l’eau couler et les oiseaux chanter, sans que ces sons délicats et rares ne soient altérés par le cri perçant des klaxons ou le rugissement rauque du tigre.

Deux mois déjà que je n’ai pas plongé mon ouïe dans le silence. Nuits comprises. Sensation particulière et intense de remise au diapason.

Je passe des heures entières à lire au bord de la rivière et à me construire une carte mentale de l’îlot à l’aide du nombre de mes pas, de l’heure, et de la position du soleil, en arpentant la forêt.

Tel un intrus, au milieu des singes, des daims et des serpents, je viens de découvrir un havre de paix, lorsque je ne l’attendais plus.

Crémations

Jeudi 27 mars 2014. Varanasi. Uttar Pradesh.

À ma gauche, Pili. À ma droite, Sam. Les amis espagnols ont quitté quelque temps leur très chère Ibiza pour plonger dans la frénésie indienne. Après une dizaine de jours à voyager ensemble, notre aventure nous a menés ce soir sur les marches du Manikarnika Ghat de Varanasi. Où nous nous sommes assis.

La nuit tombe, et met en valeur des flammes rougeoyantes. Celles-là même qui consomment et consument quotidiennement la chair, les cheveux et les os de dizaines d’hindous. Face à nous, le fleuve sacré du Gange. Sur ses rives, à quelques mètres, cinq corps. Humains. Allongés. Vêtus de blanc, de rouge, ou d’orangé.

Morts.

J’ai vu d’autres cadavres au cours de mon existence, parfois jusqu’au traumatisme. Pour autant, les conditions particulières qui nous entourent ce soir de mars 2014 font que je n’éprouve pas le moindre sentiment de rejet face à ces enveloppes désespérément vides. Varanasi pue la mort au moins autant qu’elle explose de vie, tout comme elle déborde d’immondices au moins autant qu’elle rayonne de pureté.

C’est entourés d’hindous que nous assistons ce soir à une forme particulière de naissance : celle de la fin d’une vie.

Tandis que les hommes s’appliquent à mener leurs rituels ancestraux auprès de celle ou celui qui était encore une ou un proche en mouvements il y a peu, des parias évaluent et pèsent dans notre dos les quantités et types de bois nécessaires à la crémation des corps. Sans être savants, les calculs sont précis. Brûler des corps au bord du Gange est un business. Il convient de maintenir le niveau de rentabilité de la chose.

J’observe que de nombreuses variables rentrent en ligne de compte, parmi lesquelles : le poids du macchabée, son genre, et les moyens de ses proches. Les brasiers allumés et les corps déjà à demi calcinés, on constate bien vite, en effet, que la combustion est plus rapide et plus efficace lorsque la famille a les moyens de s’offrir du bois et des onguents de qualité.

Et si les plus pauvres apportent bien souvent de petits sacs de toile avec eux, c’est qu’ils ont depuis longtemps admis l’idée qu’il leur faudra parfois récupérer en fin de cérémonie une main, un bassin, ou même des pieds, avant de les confier aux eaux sacrées.

Ils peuvent toutefois compter sur l’habilité de ces intouchables, qui, quelle que soit la quantité de bois dont ils disposent, feront de leur mieux pour optimiser la combustion. À force de s’occuper de la bonne gestion des brasiers, ils sont peu à peu passés maîtres dans l’art de faire disparaître un corps. Leurs techniques sont simples et intuitives, bien que violentes et un tantinet radicales : armés de bambous, ils fracassent les crânes, les cages thoraciques des hommes, les enveloppes osseuses de la matrice des femmes, et s’évertuent à ramener sans cesse les morceaux de corps éparpillés, au centre du foyer.

Ils dissimuleraient le corps de Rambo avec trois Kaplas.

Par la magie du feu et du travail de ces artisans, en quelques heures, le bois et les corps sont plus ou moins réduits à des tas de cendres, dans lesquels on n’oubliera pas de revenir piocher les dents en or ou les bijoux oubliés, tout en donnant au passage une bonne rouste à tous ces chiens chercheurs d’os un peu trop audacieux, qui semblent hanter les lieux.

Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme., disait Lavoisier. Il aurait sans doute apprécié Varanasi, et ce spectacle du cycle souvent ininterrompu de la mort et de la vie, dont elle vous sature à chaque seconde les sens, le cœur, et l’esprit.

« Regard Fixe »

Lundi 1er avril 2014. Bus de nuit entre Varanasi et Sunauli. Uttar Pradesh.

Pas encore monté, déjà baptisé. Tu seras « Regard Fixe », mon fils !

Lorsqu’il vient s’asseoir à mon niveau, de l’autre côté du couloir, je me dis que je n’aurais pas pu mieux le nommer. Je vis en Inde mes derniers instants. Alors que je contemple la nuit qui défile et que je médite sur tout le chemin parcouru depuis la lointaine Chennai et le Tamil Nadu, je sens le poids de ses yeux écarquillés fixés sur mon profil droit.

Sans ciller ni mot dire, il m’observe, depuis de longues minutes, déjà. Le corps tourné vers l’extérieur, le visage pointé vers moi. Cet Indien me met mal à l’aise. Un véritable hibou.

Pour la gloire, je décide d’engager un combat sans merci. Cligne trois fois des yeux. Le fixe à mon tour. Et perd lamentablement la lutte, tant l’atmosphère est poussiéreuse.

Je crois que cet homme n’a pas de paupières. Au moment où j’en arrive presque à la conclusion qu’il n’a vraisemblablement pas de langue non plus, il prononce quelques mots : Tu es… D’autres suivent, mais le reste m’est tout simplement incompréhensible.

Des heures durant, il tente de me faire comprendre quelque chose que je ne saisis pas, et fait boucler son sample toutes les trois minutes. J’envisage un instant la possibilité que cet homme soit une réincarnation du coq maléfique de Hampi, avant de réaliser qu’il est peut-être finalement la plus belle allégorie du territoire que je viens de traverser : un pays mystérieux, étrange, fatigant, magnétique, surprenant, fascinant, qui nous observe, nous malmène, tantôt nous fait rire, tantôt nous donne l’envie de pleurer, dans lequel on ne comprend pas toujours tout, et vers lequel on ne peut s’empêcher de se retourner, pourtant...

Allez, namaste India ! Et sûrement, à la prochaine fois.

Déjà 3 traces de pas sur « Il était une fois : l’Inde du Nord »

Ces livres qui ont changé ma vie

Publié par Audesou, le 20 avril 2014 à 17:57

Dis-moi ce que tu lis et je te dirai qui tu es.

Nos mémoires sont saturées d’instants fugaces, depuis longtemps oubliés par tout le reste du monde, et restés pourtant fièrement gravés pour des raisons qui nous dépassent, au plus profond de nous-mêmes. Je devais avoir 11 ou 12 ans quand l’un de mes mentors m’a glissé ces mots d’apparence anodine, au détour d’une conversation. Trois secondes avaient suffi. Il venait de m’ouvrir les yeux sur l’importance capitale de la lecture et de l’écriture dans le développement de soi.

Quels sont les livres qui ont changé ta vie ? Quels sont les livres qui ont eu un impact majeur, radical, et durable sur ton développement ? Depuis ce jour, je pose fréquemment ces questions aux personnes plus réalisées que je ne le suis, lorsque je croise leurs pas. Parce qu’en complément de ce que je lis dans un regard, elles me permettent d’en apprendre énormément sur celle ou celui qui se tient en face de moi. Parce que les bons livres sont autant de raccourcis sur le chemin. Parce que la réponse à ces questions me permet souvent de découvrir des pépites d’or.

Au moment de la publication automatique de cet article, je devrais être quelque part au Népal, en train d’évoluer au sein de la « demeure des neiges » : l’Himalaya. En attendant la suite, on m’a régulièrement demandé sur la route de transmettre ma propre liste. Alors, parce qu’une telle liste n’a de valeur que si cette dernière est partagée, je me suis dit que le moment était venu de passer à l’action.

Voici les livres qui ont changé ma vie. Puissent certaines de ces œuvres vous toucher.

À noter que quelques livres de cette liste sont présentés en anglais lorsque je les ai lus dans cette langue. Pour certains, une traduction française existe.

Sachez enfin que je suis constamment à la recherche de nouvelles idées. N’hésitez pas à partager ici votre propre liste. Comme on le dit parfois, ce n’est pas la taille qui compte.

Bonne lecture et — je l’espère — à bientôt sur La Piste Inconnue !

101 Expériences de Philosophie Quotidienne, de Roger-Pol Droit

Parce que ce livre m’a appris à voir le monde à l’envers et à me libérer du prêt-à-penser. Parce que ce livre m’a appris à cultiver l’émerveillement. Parce que la plume de Roger-Pol Droit est un phare vers l’excellence littéraire.

Access All Areas, de Ninjalicious

Parce que ce livre m’a enseigné les bases du social engineering et ouvert toutes les portes. Parce que ce livre a fait de moi un explorateur urbain.

Aventure Et Survie, de John Wiseman

Parce que ce livre m’a appris à garder mon sang-froid quoi qu’il arrive. Parce que, malgré quelques erreurs et imprécisions, ce livre est la référence internationale en matière de survie. Parce que ce livre m’a fait réaliser que — bien avant les connaissances et l’équipement dont on dispose sur le moment — survivre, c’est avant tout avoir la volonté farouche et absolue de continuer à vivre, et que le désespoir est un ennemi majeur en situation de détresse. Parce que ce livre m’a déjà sauvé la vie.

Comment Créer Et Entretenir Vos Bonsaï, de Isabelle et Rémy Samson

Parce que ce livre m’a fait comprendre que les arbres ont beaucoup de choses à m’apprendre. Parce que ce livre a fait de moi un bonsaïka.

Comment Se Faire Des Amis, de Dale Carnegie

Parce que ce livre culte — publié pour la première fois en 1936 — n’a pas pris une ride. Parce que ce livre m’a appris l’assertivité. Parce que ce traité de manipulation mentale et d’influence (titre original : How To Win Friends & Influence People) est avant tout une apologie du respect des autres et de soi.

Conversations With God, de Neale Donald Walsch

Parce que cette trilogie est une synthèse de tout ce dont je me suis souvenu peu à peu sur La Piste Inconnue. Parce que ces livres ont bouleversé un bon nombre de mes valeurs et croyances. Parce que ces livres m’ont aidé à percevoir que l’individualité est la plus ancrée des illusions. Parce que cette trilogie m’a permis de me libérer de nombreuses entraves et d’accéder à un nouveau paradigme.

Devenez Riche, de Ramit Sethi et Michael Ferrari

Parce que ce livre m’a appris à maîtriser la magie des intérêts composés. Parce que ce livre devrait être lu le plus tôt possible par toute personne en quête de liberté. Parce que ce livre m’a fait faire de grands pas vers l’indépendance financière.

Ishmael, de Daniel Quinn

Parce que ce livre a profondément transformé ma relation à l’humanité, à notre histoire, et à la planète que nous piétinons.

Jonathan Livingston Seagull, de Richard Bach

Parce que ce livre m’a rassuré sur le fait que l’existence est un droit. Parce que ce livre m’a fait comprendre que la différence est un don. Parce que ce livre me donne la force de vivre mes rêves. Parce que c’est de ce livre que je tire une bonne partie de ma persévérance et de mon culot.

La Désobéissance Civile, de Henry-David Thoreau

Parce que — parfois — la désobéissance est une vertu.

La Horde Du Contrevent, de Alain Damasio

Parce que La Horde Du Contrevent est à La Piste Inconnue ce que les racines sont à l’arbre. Parce que l’élégance, la profondeur et le style de ce roman sont à peine envisageables. Parce que le mot chef d’œuvre fait figure d’euphémisme pour décrire celui que je considère comme le plus beau livre jamais écrit en français. Parce que Alain Damasio est un génie.

L’Alchimiste, de Paulo Coelho

Parce que ce livre a radicalement révolutionné mon passage ici. Parce que L’Alchimiste guide mes pas, à chaque seconde. Parce que je trouve dans ce livre de nouveaux enseignements à chaque fois que je m’y replonge.

La Prophétie Des Andes, de James Redfield

Parce que ce livre m’a aidé à percevoir l’omniprésence des flux d’énergie et de la synchronicité. Parce que ce livre m’a aidé à développer un sens aigu de l’intuition.

L’Art De La Guerre, de Sun Tzu

Parce que ce livre ne peut être réduit au traité de stratégie militaire qu’il est pourtant. Parce qu’il ne se passe pas 11 heures sans que je n’applique au moins l’un des préceptes de L’Art De La Guerre.

L’Art De Voir, de Aldous Huxley

Parce que voir est un art. Parce que, contrairement à une idée on ne peut plus répandue, l’acte de voir dépasse largement le cadre de la seule perception physique du monde extérieur. Parce que j’ai un immense respect pour l’attitude que Aldous Huxley avait développé face à la vie.

Le Grand Livre Du Bouddhisme, de Alain Grosrey

Parce que l’on dit tout et n’importe quoi sur le bouddhisme. Parce que l’on dit surtout n’importe quoi. Parce que le bouddhisme est un enseignement général avant d’être un chemin intime. Parce que ce livre est le plus documenté que je n’ai jamais lu sur le sujet.

Le Monde De Sophie, de Jostein Gaarder

Parce que ce livre m’a appris l’importance de savoir structurer sa pensée.

Le Pouvoir Du Moment Présent, de Eckhart Tolle

Parce que la lecture de ce livre m’a fait réaliser qu’une porte vers l’éveil se cache derrière chaque instant. Parce que la lecture de ce livre a entraîné une élévation drastique de mon niveau de conscience.

Les Aventures De Tintin, de Hergé

Parce que j’ai passé la plupart des nuits de mon enfance et de mon adolescence Les Aventures De Tintin à portée de bras. Parce que c’est en lisant Tintin que j’ai décidé que je ferai le tour du monde, il y a plus de 20 ans.

Le Sens Caché De Vos Gestes, de Joseph Messinger

Parce que, même si Joseph Messinger était à mes yeux un charlatan et que je ne partage pas un tiers du quart du sixième de la moitié de ses positions, ce livre a eu le mérite de m’ouvrir les yeux sur l’importance de la communication non verbale dans les relations humaines. Parce que ce livre m’a aidé à développer mes compétences en lecture à froid.

Les Hommes Viennent De Mars, Les Femmes Viennent De Vénus, de John Gray

Parce que je crois que John Gray a tout compris aux relations complexes entre féminité et masculinité.

Les Mots Qui Polluent, Les Mots Qui Guérissent, de Caroline et Joseph Messinger

Parce que ce livre m’a fait comprendre que le choix des mots est tout sauf anodin. Parce que les mots que nous utilisons trahissent, d’une part, le conditionnement de notre pensée. Parce que les mots que nous utilisons conditionnent, d’autre part, nos pensées.

Les Survivants, de Piers Paul Read

Parce que ce livre aborde trois sujets qui me touchent : la sécurité aérienne, la survie, et les tabous. Parce que ce livre est un hommage à la vie et au dépassement de soi. Parce que, dans les moments difficiles, je repense à tout ce que les victimes du vol 571 Fuerza Aérea Uruguaya ont enduré là-haut. Parce que Fernando « Nando » Parrado est tout simplement un héros.

Maktub, de Paulo Coelho

Parce que la sagesse contenue dans ce livre est indissociable des enseignements de L’Alchimiste et du Manuel Du Guerrier De La Lumière.

Manuel Du Guerrier De La Lumière, de Paulo Coelho

Parce que la sagesse contenue dans ce livre est indissociable des enseignements de L’Alchimiste et de Maktub.

Méthode De Musculation : 110 exercices sans matériel, de Olivier Lafay

Parce que Olivier Lafay m’a aidé à comprendre les relations particulièrement subtiles qu’entretiennent la force, l’entraînement, la résistance, le volume, la souplesse, la nutrition, la respiration, l’endurance, la méthode, les calories, l’alimentation et le repos. Parce que Olivier Lafay m’a aidé à définir toujours plus précisément mes limites physiques et mentales. Parce que Olivier Lafay m’a appris à les dépasser.

Ne Vous Noyez Pas Dans Un Verre D’Eau, de Richard Carlson

Parce que ce livre qui ne paie pas de mine est à l’origine de l’une des lignes les plus importantes de mon Code de Vie. À savoir : « Rien — absolument rien — n’est jamais vraiment grave. »

Paris, Moscou, Pékin, de Gilles Soulhac et Alain Beauger

Parce que lorsqu’une épreuve physique manque de me clouer au sol, je me rappelle de la force et de l’endurance qu’il a fallu à Gilles et Alain pour réaliser leur rêve. Parce que lorsqu’une épreuve physique manque de me clouer au sol, je repense à eux, à leurs regards, à leurs mots, et je me rappelle de ce qu’ils ont accompli.

Père Riche, Père Pauvre, de Robert Kiyosaki et Sharon Lechter

Parce que ce livre m’a appris les bases de la théorie de l’argent. Parce que Robert Kiyosaki est à mes yeux — avec Warren Buffett — l’un des plus grands investisseurs de notre temps. Parce que se libérer d’un système, c’est d’abord apprendre à le connaître sur le bout des doigts, afin de pouvoir ensuite construire sans lui.

Petit Cours D’Autodéfense Intellectuelle, de Normand Baillargeon

Parce que savoir se défendre, c’est faire un grand pas vers la liberté.

Photoshop CS3 Pour Les Photographes, de Martin Evening

Parce que c’est dans ce livre que j’ai appris les bases du développement numérique.

The 4-Hour Workweek, de Timothy Ferriss

Parce que ce livre a définitivement révolutionné ma perception de la relation entre temps de travail et argent perçu. Parce que ce livre m’a permis de sortir de la rat race.

The Last Hours Of Ancient Sunlight, de Thom Hartmann

Parce que ce livre — bien que très bancal et, au final, trop superficiel — est un bon complément à la lecture de Ishmael.

Tuesdays With Morrie, de Mitch Albom

Parce que j’ai compris grâce à ce livre que c’est seulement après avoir appris à mourir que l’on peut prétendre savoir vivre. Parce que ce livre m’a fait aimer encore un peu plus la vie. Parce que ce livre m’a fait aimer encore un peu plus ma vie.

Voyage Au Bout De La Solitude, de Jon Krakauer

Parce que je me sens proche de Christopher McCandless. Parce que j’ai un grand respect pour lui, tout comme pour Jon Krakauer. Parce que tous deux m’ont appris que le miracle n’est pas de vivre longtemps, mais d’être en vie, tout simplement.

Way Of The Peaceful Warrior, de Dan Millman

Parce que ce livre m’a permis de comprendre que nous avançons tous à notre propre rythme et que cela est très bien ainsi. Parce que ce livre m’a permis de comprendre que derrière chaque mal se cache un bien. Parce que ce livre m’a permis de comprendre que nous ne perdons jamais définitivement notre chemin.

Yakari, de Derib et Job

Parce que je savais à peine lire quand Yakari m’a appris à respecter la planète sur laquelle nous évoluons. Parce que je savais à peine lire quand Yakari m’a appris à être attentif aux signes.

Déjà 4 traces de pas sur « Ces livres qui ont changé ma vie »

L’appel de la montagne

Publié par Audesou, le 5 avril 2014 à 14:16

Des jours, des semaines, des mois, que je sens résonner leur appel en moi. Des années, que je les vois flotter au loin dans ma ligne de mire. Une piste inconnue qui se déroule, avec pourtant l’espoir avoué de parvenir jusqu’à ces montagnes. Et puis soudain, l’instant magique où je me retrouve à leur seuil.

C’est l’un de mes rêves les plus ancrés : je pars marcher demain, dans l’Himalaya.

24 heures de trajet dans deux bus locaux m’ont été nécessaires pour arriver à Kathmandu et au Népal, après avoir quitté Varanasi et l’Inde, le soir du mardi 1er avril 2014.

Après quelques jours de préparation physique, logistique, et mentale, dans la capitale népalaise, je m’apprête à céder à l’appel de la montagne.

Demain, dimanche 6 avril 2014, je partirai à la découverte du mythique Annapurna Circuit. Si mon corps suit, ce dont je doute parfois, je combinerai probablement ce circuit avec le Annapurna Sanctuary et une arrivée à pied à Pokhara.

Aujourd’hui, cela fait 17 mois que je suis parti. Ces presque un an et demi de voyage commencent à peser sur ma condition physique, et je n’entame pas cette longue marche dans des conditions optimales. En partie pour cette raison, je ne pense pas faire de ce trek un défi sportif, et envisage plutôt l’adoption d’un rythme relativement lent. Du vent. Des montagnes. De la marche. Des livres. Des yeux grand ouverts. Des bougies. Des sourires. Des histoires autour du feu. Trois fois rien. La vie, quoi.

À compter de la publication de cet article, sauf accident ou incident majeur, je pense passer entre 3 et 6 semaines, totalement déconnecté, entre les vallées, les crêtes et les sommets himalayens. Si vous cherchez à me contacter durant cette période, sachez que je n’aurai vent de vous qu’à mon retour.

Notez que la suite de la première partie de mes aventures en Inde n’est toujours pas rédigée, et qu’elle ne le sera pas avant mon arrivée à Pokhara. D’ici là, libre à vous d’étudier mon parcours en Inde du Nord, et d’imaginer quelles ont pu être les expériences vécues !

Quant à celles et ceux qui seraient intéressés par mes premières impressions sur le Népal et Kathmandu :

  • Le peuple népalais n’est pas laid. Les gens sont même franchement beaux, ici. En particulier les femmes, absolument étincelantes, presque pétrifiantes.
  • Le Népal a de faux airs de Bolivie. L’arrivée à Kathmandu rappelle un peu l’arrivée à La Paz.
  • Après plus de deux mois passés à traverser l’Inde, voyager au Népal paraît de toute simplicité. Le Népalais moyen me semble accorder une plus haute importance au service rendu et à la satisfaction de son client que l’Indien moyen.
  • La pollution de l’air est intenable dans la capitale. J’ai rarement mis les pieds dans une ville aussi irrespirable et poussiéreuse, Inde comprise. Un bon tiers des Népalais ne sort qu’avec un masque vissé sur la partie inférieure du visage.
  • J’ai rarement eu l’occasion de me doucher sous une eau chaude aussi froide qu’à Kathmandu.
  • Les différents quartiers de la capitale ne sont pas simultanément alimentés en électricité. Il y a roulement, et, certains jours, on compte plus d’heures sombres que d’heures éclairées.
  • Le jour de repos semble être le samedi, dans ce pays.
  • Je retrouve au Népal les sourires touchants du Sri Lanka, parfois un peu perdus en Inde.
  • Vous ai-je parlé des Népalaises ?

Sur ce, je vous souhaite bien du bonheur, en mon absence. Que toutes celles et ceux qui le savent se rappellent à quel point je tiens à elles, et à eux.

À bientôt, pour de nouvelles aventures, toujours sur La Piste Inconnue.

Déjà 2 traces de pas sur « L’appel de la montagne »

Il était une fois : l’Inde du Sud

Publié par Audesou, le 30 mars 2014 à 12:01

S’il y a bien une idée reçue sur l’Inde que je considère valable après l’avoir traversée du sud au nord, c’est que cet atypique pays se vit, bien plus qu’il ne se raconte.

Avant de découvrir la terre des maharajas, j’imaginais naïvement que ce nouveau chapitre de l’histoire vous serait conté ici en photographies. Je me trompais. Cela ne sera pas le cas. Durant cette fatigante mais ô combien enrichissante épopée, j’ai préféré cultiver le regard. Reléguant par la même occasion mon appareil au placard.

Me reste donc la voie hasardeuse : vous raconter humblement ce qui ne se raconte pas.

Ça s’appelle « Il était une fois : l’Inde du Sud ». Ça parle de la découverte d’un pays que l’on apprécie détester lorsque l’on ne déteste pas l’apprécier. C’est saccadé. Spontané. Tranché. Instantané. Nerveux, parfois fiévreux. Ça utilise le procédé de l’anecdote. Ça couvre mon parcours entre le vendredi 17 janvier 2014 à Chennai et le mardi 4 mars 2014 à Mumbai. C’est encore et toujours une nouvelle manière de partager avec vous les aventures que je vis sur La Piste Inconnue.

Et ça commence maintenant.

Sacrées vaches

Samedi 18 janvier 2014. Chennai. Tamil Nadu.

Le soleil guide mes pas en cette fin d’après-midi. Perdu dans des ruelles sans noms, c’est face à sa lumière que je marche entre puanteur et immondices, plein ouest, écrasé par le bruit ambiant. La sérénité du Sri Lanka me paraît déjà bien nébuleuse. Au loin, un attroupement. J’observe la scène, perché sur une caisse de bois. Tel du mauvais cholestérol que l’on aurait négligemment laissé s’accumuler, trois vaches nonchalantes bloquent une artère. Armé d’une barre de fer, un policier les frappe gentiment — ô détestable oxymore — et les fait déguerpir aux quatre vents. Je m’approche de lui, intrigué, pour me voir expliquer que les forces de l’ordre ont désormais le droit d’employer les gros moyens afin de « réguler » le trafic des bovidés dans la cité.

La loi des hommes a parlé. Les dieux n’ont plus qu’à s’y plier.

On n’arrête pas le progrès.

Punaises, moustiques, sas et hamburgers

Lundi 20 janvier 2014. Mahabalipuram. Tamil Nadu.

Le jour se lève bientôt. Je n’ai toujours pas fermé l’œil de la nuit, pris au piège que je suis entre un matelas infesté de punaises de lit et une chambre que quadrillent sans relâche des dizaines de moustiques.

Peu importe le clan, tous réclament mon sang.

Réduit à vivre dans le petit sas de sécurité que je me suis formé entre moustiquaire et couverture de survie, j’ai l’impression d’être la pauvre feuille de salade coincée entre le bœuf et le fromage d’un hamburger. En attendant mon heure, celle du lever, j’ai presque envie de m’évader.

L’ancien comptoir français

Mardi 21 janvier 2014. Puducherry. Tamil Nadu.

Voilà bien longtemps que je souhaitais la découvrir. Je viens d’arriver à Puducherry.

Dans la partie est de la ville, les rues portent des noms français. L’ambiance est calme, les mûrs fleuris et le sol propre. Tandis que je parcours des ruelles que ne renierait pas la Provence, des Indiens s’adressent spontanément à moi dans ma langue maternelle. Au détour de certaines vitrines, on voit même apparaître des croissants. Sentiment étrange que celui de retrouver un semblant d’atmosphère de retour au pays après un long voyage.

Les rapaces

Jeudi 23 janvier 2014. Puducherry. Tamil Nadu.

Pour tout un tas de mauvaises raisons, l’Indien moyen est un homme frustré.

J’ai beau l’avoir compris rapidement, je ne l’accepte toujours pas, et j’ai du mal à faire abstraction de ces regards affamés que la majorité des hommes que nous croisons posent sur Jennifer, la Canadienne qui marche à mes côtés. De vrais rapaces.

Alors que je peste face à tous ces lourdauds, j’admire sa manière de les tenir à distance en jonglant habilement entre les effets cinglants de l’indifférence et de la fermeté.

Les punaises de lit, le retour

Vendredi 24 janvier 2014. Puducherry. Tamil Nadu.

Rares sont les nuits que je passe seul depuis mon arrivée au pays.

Ce matin, je réalise avec horreur que la pointe de ma moustiquaire pyramidale a été prise d’assaut par une bonne centaine de punaises de lit pendant mon sommeil. Évaluation rapide. J’ignore par quel miracle, mais mon corps est indemne. La veille, je pensais avoir sécurisé la zone après en avoir anéanti au moins trois douzaines et laissé les corps sur place. Sans organiser la moindre cérémonie funéraire. En guise d’avertissement.

Je quitte dans la foulée la chambre envahie pour un dortoir. Sur cinq matelas : deux sont infestés, l’un est troué, l’autre mouillé. Le choix est cornélien.

Synchronicité

Lundi 27 janvier 2014. Madurai. Tamil Nadu.

C’est en faisant mon sac avant de quitter Tanjore que je l’ai brisée ce matin. Un geste maladroit et une seconde ont suffi pour mettre un terme à près de cinq ans de bons et loyaux services. Étendue sur le sol, la protection de l’écran LCD de mon D90 est dans un piteux état. J’ai beau l’étudier dans tous les sens, je ne vois pas comment lui rendre sa superbe.

Alors que la nuit est tombée et que je marche désormais dans les boyaux sombres de Madurai, un petit logo Nikon attire mon attention sur une échoppe en sous-sol. Je n’ai strictement rien à faire seul dans cette ruelle à une heure aussi tardive. J’y descends pourtant, connecté à mon intuition. Sur le comptoir, patiente nonchalamment l’objet que je convoitais sans pour autant y croire. Le timing est parfait, au point d’en devenir troublant. En France, j’aurais pu mettre des semaines à mettre la main sur un tel accessoire.

Le gaur

Dimanche 2 février 2014. Kodaikanal. Tamil Nadu.

En compagnie des Français Mélissa et Thomas, nous traversons à pied une zone boisée, dans les environs proches de Kodaikanal. Une forme imposante et sombre se dessine soudain à quelques pas devant nous. En une fraction de seconde, ma main droite est instinctivement descendue se refermer sur mon couteau. Je crains que nous ne soyons tombés sur un ours lippu, qui est à peu près le dernier animal que je souhaite rencontrer dans une forêt indienne.

Après analyse plus poussée, cet ours ressemble fort bien à un gros taureau. Dans le genre, le taureau le plus massif et le plus robuste que je n’ai jamais vu. À tel point que je me demande un instant si je n’aurais pas finalement préféré ce bon vieil ours lippu.

Avec prudence, nous contournons l’impressionnant bloc de muscles et de cornes, dont la tête seule doit largement faire mon poids.

Plus tard, Thomas m’apprends qu’il s’agissait d’un gaur. J’ai beau avoir collectionné toutes les fiches-animaux du WWF lorsque j’étais enfant, je crois bien ne jamais avoir entendu parler d’une telle espèce auparavant.

Eux n’en ont pas

Dimanche 2 février 2014. Kodaikanal. Tamil Nadu.

Quelques petites heures de marche et la traversée de deux vallées sont nécessaires pour rejoindre ce village coupé de tout, perdu dans les forêts montagneuses, depuis Kodaikanal. J’ai à peine posé un pied dans le hameau qu’un habitant m’invite dans sa maison, où il vit avec sa femme et sa fille.

Recevoir un étranger est visiblement un grand honneur pour cet homme. Tristement, je perçois également, derrière la fierté, une forme de honte dans ses yeux. D’un geste large des deux bras, il regarde autour de lui et me fait comprendre que c’est tout ce qu’il a. De la main droite, je touche son plexus solaire. De la main gauche, je pointe les montagnes alentours. J’ignore quelle est sa langue. Je lui fais comprendre que c’est ce qui bat au bout de chacune de mes mains qui importe. La honte se dissipe, et une forme évidente d’allégresse apparaît alors dans ses yeux.

Nous restons assis en silence. Longtemps. Touchés.

La maison n’est constituée que d’une seule pièce, que j’évalue à un peu plus de 6 mètres carrés. Sur un mur, des photographies, que l’on croirait tout droit sorties des journaux de Rudyard Kipling. Au sol, une paillasse. Quelques ustensiles de cuisine. Point de toilettes. Soudain, sa petite fille nous rejoint. Elle m’écrit son nom sur la paume. Elle est stupéfaite devant mon analphabétisme et ne comprend pas que je sois incapable de le lire.

Lorsque je les quitte, ils m’observent tous deux, fascinés de me voir enfiler de nouveau mes chaussures. Eux n’en ont pas, et n’en ont probablement jamais eu.

Jurrassic Park

Dimanche 2 février 2014. Kodaikanal. Tamil Nadu.

Le chemin sur lequel je me suis engagé est étroit. Pas plus de deux mètres de large, encaissé par des murs végétaux. Un frisson me parcourt l’échine lorsque je retrouve au détour d’un virage le gaur croisé ce matin, à quelques pas de moi. Avant de réaliser qu’ils sont désormais deux.

La situation est problématique. Ils barrent totalement la route vers Kodaikanal où je suis censé rentrer dormir ce soir. Il y a bien une voie alternative, mais celle-ci est plus longue, et j’ai déjà quelques dizaines de kilomètres accidentés dans les pattes depuis le lever. J’hésite à continuer. La manœuvre paraît délicate.

Alors que je m’apprête à tenter, je déclenche trois actions simultanées : l’un des gaurs tape du pied ; tous les poils de mon corps se hérissent ; un Indien qui a aperçu la scène me hurle de revenir en arrière. Il a garé son bus en contrebas, et m’ordonne d’y monter.

Je ne me le fais pas dire deux fois.

Il m’explique que ces animaux peuvent tuer un homme d’un geste et qu’ils sont craints par tous les villageois dans la région, car bien plus rapides et vifs qu’ils ne le paraissent au premier regard. Nous restons sagement assis là durant près d’une heure, enfermés dans le bus, en attendant que les deux mastodontes daignent libérer la voie, à accueillir tous les Indiens qui tentent comme moi de remonter vers Kodai.

Lorsque le bus est à moitié rempli et que les gaurs arrivent à nos côtés, leurs yeux curieux et imposants viennent se coller aux vitres du véhicule. J’ai l’impression de revivre la scène de la première rencontre avec le T. rex dans Jurassic Park.

Surtout, ne pas bouger.

La naissance de Baba

Samedi 8 février 2014. Kochi. Kerala.

Bientôt une semaine que nous voyageons à trois en compagnie de Mélissa et Thomas. Nous petit-déjeunons nos malasa dosas quotidiens dans ce qui doit être la meilleure cantine de Kochi, où nous avons rapidement pris nos habitudes, et taquinons Thomas, qui passe son temps à lisser sa moustache. Sans se départir le moins du monde de son élégance, il m’encourage à faire de même : cela plaira, tu verras.

Je ne le réalise pas encore. J’étais l’étranger. Je viens de devenir Baba.

Pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font

Lundi 10 février 2014. Ooty. Tamil Nadu.

Il fait nuit noire lorsque je débarque à Ooty. L’accueil est tout sauf original : je suis harcelé à l’arrivée par des dizaines de rabatteurs qui m’annoncent que je ne trouverai jamais où me loger en-dessous de 500 roupies, que toutes les guesthouses bon marché ont brûlé et que je vais me faire tuer si je m’aventure seul dans les rues.

Je les observe un par un. Attentivement. Tous sont hindous. Je les regarde dans les yeux et finis par leur demander comment ils arrivent à concilier mensonges, arnaques, hypocrisie, racisme, hindouisme et karma.

Silence lourd et gêné dans l’assemblée.

Alors que je m’éloigne et que plus personne n’ose me suivre, j’éprouve une profonde compassion pour ces esclaves d’un système social, économique et religieux, qu’ils ne comprennent pas. Quelques dizaines de minutes plus tard, c’est grâce à des locaux rencontrés dans la rue que je mange pour 30 roupies et m’endors dans une chambre sombre pour 200 de plus. Soit moins de 3 euros.

La peur du tigre

Mardi 11 février 2014. Ooty. Tamil Nadu.

La forêt m’entoure, et j’aperçois au-dessus de la canopée ce point au loin que j’aimerais bien atteindre. Je n’ai parcouru que quelques kilomètres. Il y a tant à découvrir. Et pourtant, je choisis de tourner les talons.

Pauline et Jérémy m’ont prévenu qu’un tigre a tué plusieurs paysans à proximité immédiate de la ville, il y a peu. L’information est confirmée sur place par les villageois. Par la BBC, également (cf. http://www.bbc.com/news/world-asia-india-25848815).

À raison ou à tort, je fais demi-tour. Car la forêt devient dense. Que je suis en train de m’isoler. Et que j’ai peur du tigre, ce matin.

Les punaises de lit, la résurrection

Jeudi 13 février 2014. Mysore. Karnataka.

Il est tard. Je suis en train de rédiger les aventures vécues la veille dans mon quatrième journal, allongé sur mon lit. Depuis que je suis arrivé dans cette chambre, je redoutais un peu ce moment. Ponctuelles comme autant de petits huissiers, les voilà qui émergent, à mesure que la nuit s’intensifie. Elles me prennent pour un donneur universel. Que je ne suis pourtant pas tout à fait. Elles sortent par dizaines, assoiffées de sang. Elles transforment la nuit en une nouvelle épreuve.

Les punaises de lit.

Une fois encore, je finis par dormir allongé sur une couverture, déposée à même le sol. À ce stade de ma quête, le matelas est un luxe dont je ne profite pas chaque nuit.

Le livreur

Vendredi 14 février 2014. Mysore. Karnataka.

Il m’interpelle. Me demande si je veux quelque chose à manger. Je lui réponds que non. Et continue ma route. Il me dépasse. Et continue la sienne. Tout en se remettant à cuisiner. Au guidon de sa moto.

Tout va bien. Je suis toujours en Inde.

Première consultation

Dimanche 16 février 2014. Mysore. Karnataka.

La fièvre s’est invitée en moi il y a quelques jours et ne me quitte plus depuis. Il est grand temps d’aller consulter un médecin. C’est en général le moment que choisit Murphy pour s’inviter également, et le voilà justement qui frappe à la porte. Nous sommes dimanche. La seule option est donc le service de consultations de l’hôpital.

Une grande aventure commence.

Après avoir tourné un moment dans les couloirs de l’édifice à essayer de m’orienter en déchiffrant les panneaux hindis et kannadas qui tapissent les lieux, je finis par comprendre qu’il me faut faire la file indienne — et je me rappelle pourquoi celui qui a inventé cette expression était en contact avec des Sioux et en aucun cas avec les habitants du coin — afin de déposer un formulaire qui me permettra d’être assigné à une salle de consultation.

Arrivé au seuil de ladite salle après avoir encore une fois tourné tellement que je suis désormais capable de dessiner un plan en coupe de chaque partie du bâtiment les yeux fermés et avec les pieds, je crois halluciner.

La salle, sorte d’espace mal défini entre deux cloisons bancales, est remplie d’Indiens.

À travers les toux et les pleurs, je distingue vaguement dans un coin de la pièce les blouses blanches de deux praticiennes. Je comprends que les consultations ont lieu ainsi, au vu et au su de tous, dans l’interstice incertain ouvert entre le regard d’une femme médecin et la bedaine du malade qui attend impatiemment dans votre dos son tour prochain. À la mode indienne, je me colle à celui qui me précède. Cela n’empêche pas cinq ou six Indiens de me doubler. Lâchement. Au prétexte que je ne suis pas des leurs. L’air de rien.

Plus j’avance dans cet amas invraisemblable et plus je suis heureux de ne pas venir consulter pour un problème d’hémorroïdes.

Une demi-heure plus tard, à un peu moins de deux mètres de l’arrivée, je me suis même fait une nouvelle petite amie. Au sens propre, cette fois. Haute comme sept pommes, elle s’est mise à jouer avec moi à « Tu me vois, tu me vois pas ! », planquée dans les jambes de son père.

Lorsque j’arrive enfin en face de la personne tant attendue, j’espère de tout cœur qu’elle ne va pas m’introduire dans la bouche cette espèce de spatule métallique qui a connu, sans le moindre nettoyage, le contact avec à peu près toutes les langues qui m’ont précédé depuis mon entrée dans la cabine.

Le silence, si difficile à produire dans ce bruyant pays, se fait soudain. Tous les yeux de la pièce sont rivés sur l’étranger que je suis. En cas d’erreur médicale, j’ai une bonne cinquantaine de témoins. À 10 roupies indiennes la consultation, c’est-à-dire trois fois rien, je finis par m’en sortir plutôt bien.

Après avoir quitté les lieux, je passe dans une pharmacie. Pour constater avec plaisir que l’on y découpe les tablettes d’antibiotiques avant de me vendre exactement le nombre de gélules prescrites. Pas une de plus, pas une de moins. Sur le chemin du retour, entre la tête qui tourne et les frissons, ce détail insignifiant me rappelle amèrement l’une des raisons pour lesquelles, dans un autre monde, Sanofi est devenue peu à peu la première capitalisation boursière du CAC 40.

L’important, ce n’est pas la chute…

Mardi 18 février 2014. Shimoga. Karnataka.

Shimoga. J’y débarque en soirée après avoir quitté Mysore huit heures plus tôt. Sur ces huit heures de trajet dans le bus infernal qui m’a conduit jusqu’ici, j’ai bien dû passer un total de 16 bonnes minutes en suspension dans l’air.

Je l’ignorais avant d’arriver en Inde, mais la totalité des routes du pays sont criblées de dos d’âne traîtres et autres joyeusetés vallonnées, que la plupart des conducteurs prennent un malin plaisir à négocier pied au plancher, entraînant dans leur sillage une sorte de ola involontaire chez tous les pauvres passagers du véhicule. Plus ou moins gracieuse et maîtrisée. Selon que ces derniers soient ou non endormis.

Certains conspirationnistes affirment même que ces dos d’âne sournois sont la solution silencieuse adoptée par l’Inde en réponse à la problématique grandissante de la surpopulation. Choisis ton camp, camarade.

Conspiration ou pas, un seul atterrissage mal négocié m’a suffi. Pendant tout le trajet, j’ai cherché à l’éviter, mais j’ai dû admettre bien vite que je ne sais toujours pas léviter. En arrivant ce soir à Shimoga, je me promets solennellement que désormais, avant un trajet en bus, jamais plus je n’opterai pour le port d’un caleçon.

La réclame

Mardi 18 février 2014. Shimoga. Karnataka.

Pour la première fois depuis bien longtemps, je me suis assis ce soir devant la télévision.

Je zappe sur le National Geographic Channel, et tombe avec plaisir sur un épisode inédit de Air Craft Investigation. Avant de réaliser bien vite que la bande son est doublée en hindi. La belle affaire. J’ai beau m’accrocher et parvenir à isoler les termes techniques, dont le vocable est international, je ne comprends pas les causes de l’accident. Les sous-titres anglais ne sont pas disponibles. Je zappe donc à nouveau, pour tomber cette fois sur les premières scènes de Kill Bill : Volume 2 en VO. Ô joie ! Trente minutes plus tard, dont dix minutes de publicités pour la dernière voiture écologique et le dernier smartphone qui pense pour vous, j’abdique, et vais retrouver mes rêves lucides. Eux sont garantis sans coupures.

Pour la première fois depuis bien longtemps, je me suis assis ce soir devant la télévision. Pour la première fois depuis bien longtemps, je me suis rappelé pourquoi voilà des années que je ne la regarde plus.

180 secondes

Mercredi 19 février 2014. Hampi. Karnataka.

Dans une autre vie, je suis persuadé que ce coq possédé était un sablier.

Quatre heures après le coucher du soleil, il se met à chanter. Toutes les trois minutes. Comme ça. Pour rien. Il s’égosille dans le néant. Sans s’arrêter. Six heures après le coucher du soleil, au moment où le coq fatigue, ce sont les chiens du voisin qui prennent le relais et se lancent dans une sorte de bossa nova canin. Sept heures et demie après le coucher du soleil, ils finissent par réussir à réveiller le bébé, qui se rendort rapidement. C’est le moment du spectacle où le gecko percussionniste entre en scène pour s’assurer que le silence ne s’infiltre surtout pas ici. Quand arrive le petit matin, je pense que même les sismologues néozélandais comprennent que la famille qui m’héberge est debout au complet.

Qu’on se le dise, le concept de respect du sommeil d’autrui n’existe pas ici.

Le sâdhu

Jeudi 20 février 2014. Hampi. Karnataka.

Sa barbe ferait presque ressembler la mienne au duvet incertain d’un adolescent boutonneux. Tandis que je passe devant lui après avoir quitté mon lit tôt ce matin, pour explorer la zone, il m’interpelle, et m’invite à m’asseoir un instant à ses côtés.

Pour rentrer dans la petite pièce, creusée à même la roche, qui lui sert à la fois de chambre, de salon, d’espace de méditation, de bibliothèque, de dressing et de cuisine, nous avons dû courber l’échine. C’est la première fois que je rentre en contact avec un sâdhu. 5 ans qu’il n’a pas bougé d’ici, au point que ses jambes peinent désormais à le supporter.

Je ressors perturbé de cette rencontre, tant, malgré nos différences, j’ai perçu dans le discours et les pupilles de cet homme cette même quête d’absolu qui m’anime. Tous deux cherchons à déchirer le voile de l’illusion. Tous deux avons le sentiment de progresser sur nos chemins respectifs. L’un a pris la voie d’une dure sédentarité, l’autre, celle d’un souple nomadisme.

Et si je faisais fausse route ? Le saurais-je seulement ?

La seule vraie richesse

Vendredi 21 février 2014. Hampi. Karnataka.

Années après années, mois après mois, semaines après semaines, jours après jours, chacun de mes réveils est suivi du même rituel immuable. Ma première pensée déborde de gratitude : je suis toujours en vie.

La veille au soir, largement influencé par la rencontre avec le sâdhu, j’ai décidé de faire de cette journée le théâtre d’une expérience particulière : alors que je puise une bonne partie de mon énergie dans les rencontres et le mouvement, je veux oser le contrepied. Ralentir la cadence. Passer la totalité du jour seul. En silence. Au sommet de la plus haute colline des environs.

Quelques minutes plus tard, j’évolue de bloc de pierre en bloc de pierre, au milieu des singes qui se demandent d’où vient ce cousin malhabile. Je passe la journée là-haut.

Après avoir fini de lire une nouvelle fois entièrement Tuesdays With Morrie de Mitch Albom, je m’applique à contempler chaque détail du superbe paysage qui s’étale devant mes yeux. Chacun de mes pas m’a mené vers cet instant. Je suis heureux d’être ici.

Le soleil progresse dans sa course quotidienne vers l’horizon. L’après-midi entame le début de sa fin. Je n’ai virtuellement rien fait de la journée. Paradoxalement, je suis envahi par un profond sentiment d’accomplissement. Quand arrive le soir, je réalise que cette expérience a ramené à ma conscience un fait capital. De toute ma vie, je n’ai jamais mené une existence aussi simple que celle qui est la mienne depuis que j’ai déposé un premier pas sur La Piste Inconnue, en novembre 2012. De toute ma vie, je n’ai jamais vécu en étant entouré d’aussi peu de possessions matérielles. Je ne me suis pourtant jamais senti aussi riche.

Cette nuit-là, en écoutant le coq, qui sait toujours aussi bien me rappeler que trois minutes se sont écoulées, je médite sur la vie marginale que je mène, et je me souviens : la seule vraie richesse, c’est d’avoir du temps.

La traversée

Samedi 22 février 2014. Hampi. Karnataka.

Il est trop tard. Je m’en doutais un peu. J’ai joué. J’ai perdu. Il faut dire que les environs sont envoûtants. Après avoir passé la journée à crapahuter au nord du fleuve, la nuit est en train de tomber lorsque je le retrouve à nouveau.

Je fais face à une énigme qu’il va me falloir résoudre. Ma chambre est côté sud. Il n’y a pas de pont. J’ai payé la traversée 10 roupies ce matin, mais à cette heure, tous les passeurs sont rentrés chez eux.

Il y a bien cette famille, qui s’apprête à prendre l’axe du sud sur une petite coque de noix, mais à peine leur ai-je demandé de l’aide pour traverser les 12 mètres de volume liquide qui me séparent de l’autre rive, qu’ils me réclament 300 roupies.

Un peu moins de 4 euros, certes, mais 30 fois le prix du ticket du matin. Presque la moitié de mon budget quotidien. À titre indicatif, je dors parfois pour trois fois moins que cela, et cette somme que l’on me demande ce soir au bord de l’eau, je la transforme souvent en 10 heures de trajet en bus.

J’ai beau tenter de les raisonner, rien n’y fait. Quelques dizaines de secondes leur suffiraient pour me faire passer de l’autre côté, mais ils savent que je n’ai absolument aucun pouvoir de négociation dans cette situation. Et que je n’ai virtuellement d’autre choix que d’accepter leur offre. Alors, ils profitent de ma vulnérabilité. Abusent carrément. Et campent sur leur position.

Il y a dans leur attitude une forme de rancune haineuse envers l’étranger milliardaire et mauvais que je suis — forcément — à leurs yeux.

Une bonne trentaine de minutes d’échange plus tard, le prix est tombé à 50 roupies. C’est toujours trop. Et ces individus ne sont pas tout à fait le genre de personnes que je souhaite enrichir. Devant mon refus de participer à ce racket organisé, ils finissent par prendre le large en pestant, me laissant seul sur la rive nord. À force de trop tirer sur la corde, ils ont tout perdu. Ils ont préféré embarquer avec eux leur fierté plutôt que l’étranger. Ces gens-là me laisseraient crever la gueule ouverte que cela ne les empêcherait pas de dormir comme des bébés et d’aller implorer la bénédiction de Ganesh.

Quelques jours plus tard, intrigué par la présence de ruines dans le lit de la rivière, j’apprends qu’un pont vers l’autre rive existait, mais a été détruit il y a quelques années. Inutile de posséder une MBA pour comprendre pourquoi.

La pauvreté n’a jamais immunisé personne contre la cupidité.

Caste-toi, pov’ con !

Lundi 25 février 2014. Bus de nuit entre Hubli et Mumbai. Karnataka/Maharashtra.

À peine trois heures que je suis dans ce bus, et l’on m’a déjà demandé plus ou moins fermement de changer de place cinq fois. Je sens à l’atmosphère tendue, qui envahit peu à peu l’habitacle, que nous approchons d’une grande ville.

Lentement, je finis par saisir que mon statut de seul étranger du véhicule — et non hindou, qui plus est — fait de moi un « joker » commode, à positionner à loisir entre les individus de castes différentes, qui ne sont pas censés élever ensemble des puces savantes.

Après quelques tours de ce manège, franchement las, je finis par jouer à l’idiot qui ne comprend plus rien et campe physiquement sur ma position, restant de marbre ou répondant en espagnol à tous ces Indiens fiers — et donc susceptibles — qui aboient, montrent les crocs, mais ne mordent pas.

À ce stade de ma traversée de l’Inde, l’hindouisme commencent à m’insupporter sérieusement. Comme toutes les religions du monde, il divise et hiérarchise, dans le seul but d’imposer le pouvoir et le contrôle d’une minorité de pseudo élites sur une majorité d’esclaves mystifiés.

En sens inverse

Mardi 25 février 2014. Bus de nuit entre Hubli et Mumbai. Karnataka/Maharashtra.

Il doit être environ 04:00 et je n’ai toujours pas fermé l’œil. Ce type est un grand malade. Voilà de longues minutes que nous roulons à tombeau ouvert. Sous la lune. Sur l’autoroute.

En sens inverse.

Tout le monde dort, à mes côtés. Tout le monde s’en fout. Je ne tiens plus. Après que le conducteur ait frôlé le choc frontal avec un énième poids lourd et, par la même occasion, notre mort à tous, je décide que je veux vivre encore un peu plus et me déplace auprès de lui pour lui demander s’il réalise qu’il met à la fois les passagers du bus et les vies qui nous croisent en danger.

Sous l’effet du bhang, il me fait calmement signe de regarder plus attentivement la route. Les panneaux défilent. Ils nous font face. Sans parvenir à les décoder, je comprends soudain qu’il roule dans le bon sens. Lui.

Au moment où je vais me rasseoir, il évite un tracteur qui vient de passer la marche arrière devant nous après avoir loupé sa sortie. J’espère juste que je passerai la nuit.

Celle-ci elle est pour toi, Mark

Mardi 25 février 2014. Mumbai. Maharashtra.

On m’avait promis que l’on me mènerait dans le centre-ville. On me dépose à une trentaine de kilomètres au nord du cœur de Mumbai. Ma destination.

Il y a du progrès.

Livré à moi-même entre deux bidonvilles, mes meilleurs conseillers sont encore et toujours les locaux. Dans la rue, on m’apprend que le meilleur moyen pour m’y rendre est de prendre un train urbain depuis la gare de Borivali, non loin de là.

Une fois la gare atteinte à pied, je donne 15 roupies au guichetier, qui me tend en échange un ticket pour la Churchgate Station et m’indique le numéro du quai.

Cela n’est pas censé m’arriver, mais à la découverte de ce fameux quai, gros sac dans le dos et petit collé contre l’abdomen, j’ai soudain peur de m’évanouir.

Autour de moi, le quai est noir de monde. Par là, j’entends : il donnerait presque des airs de Lozère au RER A en heure de pointe.

Il est à peine 08:00. Je comprends que je suis arrivé dans cette gare au moment où tous les Indiens du quartier descendent travailler. Désemparé, je laisse passer un premier train, et contemple effaré le spectacle de ces Indiens qui sautent de l’engin avant l’arrêt afin de ne pas être inexorablement repoussés dans le fond de la rame par la horde des Borivaliens déjà en train de littéralement s’y projeter.

Ça hurle, ça frappe, ça bouscule et écrase dans tous les sens. Un véritable pugilat. Au moment où le train repart, deux malheureux Indiens restent attachés par les jambes à l’un des wagons, et sont récupérés in extremis par les plus altruistes de leurs compagnons. Je crois halluciner.

Autour de moi, tout le monde me jette des regards désolés.

Un deuxième train arrive. Même combat. Je reste à quai. Je respire. J’ai à peine dormi cette nuit, que déjà, une nouvelle épreuve s’annonce.

Peu avant l’arrivée du troisième train, deux vieillards se placent à mes côtés, la tête chargée d’immenses corbeilles de fruits et légumes. Nous nous regardons tous les trois. Le contrat est tacite. Nous nous mettons en formation. L’union fait la force. L’instant est magique et me redonne confiance. Sans un mot, nous nous sommes accordés.

Au moment où le train atteint le quai, je me lance dans la mêlée tête baissée, corps et âme, suivi de très près par mes deux compères, qui protègent mes arrières. Au front, on joue des coudes, on se pousse, on se tape dessus, on fait des croche-pieds, pour atteindre la voiture tant attendue. Je remercie mes épaules de tenir le coup, et mes quadriceps d’être quasiment les seuls muscles de mon corps à ne pas avoir fondu. Tout en proférant des insultes en français à tous les vents dans cet incroyable pogo, j’en reçois au moins autant dans des langues que je ne comprends pas. La seule chose qui a désormais de l’importance à mes yeux est d’atteindre l’intérieur du train tout en protégeant mes deux équipiers. À cet instant précis, mon monde s’est réduit à un espace de 20 mètres carrés où chaque pas est un nouvel espoir autant qu’un nouveau défi. Le quai est en transe.

Soudain, sans comprendre pourquoi ni comment, je mets les pieds dans une sorte de courant et me voilà littéralement propulsé à l’intérieur de la rame. J’ai à peine le temps de m’accrocher au plafond afin de ne pas ressortir par la porte béante, de l’autre côté du wagon. Mes compagnons d’infortune toujours sur mes talons, je finis entre l’un des coins de la pièce et leurs deux incommensurables paniers. Lorsque le train repart, et qu’une trentaine d’Indiens sont toujours à la lutte au niveau de la porte, tous deux me touchent l’épaule pour me remercier, avant de s’effondrer, épuisés.

Je suis totalement trempé, mais en mouvement, donc en vie. J’ai encore une fois eu une chance insolente. Leurs paniers me permettent de jouir d’un espace vital ridicule, mais vaste, au regard de ce qui est accordé aux autres passagers de la rame.

Survient alors un second événement magique.

Alors que la guerre ouverte faisait rage il y a encore quelques secondes, les rires envahissent peu à peu l’atmosphère, et ceux qui semblaient les pires ennemis du monde il y a peu se révèlent être en fait voisins, chefs ou subordonnés. Rapidement, on m’offre le thé, et au terme de l’heure et demie de trajet, je suis devenu la mascotte du lieu.

Je suis fasciné par ce retournement de situation. C’est assurément l’une des choses que j’apprécie le plus dans ce pays : cette capacité qu’ont ses habitants à rester profondément ancrés dans le présent, et à passer à autre chose avec le sourire. Comme on me l’expliquera plus tard, l’un des clés principales de la compréhension de l’Inde est de réaliser et admettre que les Indiens sont en réalité de grands enfants.

Un peu plus tard dans la journée, tandis que j’ai fini par trouver un lieu de chute abordable, le gérant de l’établissement doute de ma parole. Pour lui, le trajet Borivali/Churchgate est inenvisageable pour un étranger chargé, en heure de pointe.

Jamais je n’avais autant investi la plus célèbre des réflexions de Mark Twain : Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait.

Le parsi

Jeudi 27 février 2014. Mumbai. Maharashtra.

L’exploration du fascinant quartier de Malabar Hill continue pour la seconde journée consécutive. Au moment où je m’apprête à quitter la petite cantine locale où je me suis arrêté pour déjeuner, la voix d’un vieil Indien se fait entendre dans mon dos : Tu ne ressembles pas aux étrangers que l’on a l’habitude de voir passer à Mumbai. L’assertion ne porte pas le parfum pernicieux de la flatterie. Elle m’interpelle. D’autant que — c’est suffisamment rare dans ce pays pour que cela me surprenne — celle-ci est formulée dans un anglais parfait. À peine l’homme a-t-il appris mon origine qu’il entonne La Marseillaise. En français. C’est bien plus qu’il n’en faut pour attiser le feu de ma curiosité. Je m’assois à ses côtés.

Il me fait penser à ce très vieux Bolivien rencontré en mars 2013 sur la route vers Sajama, et qui me parlait de l’histoire de France tout en sirotant de l’alcool pur.

Pendant plus de trois heures, je reste assis là, presque sans un mot, à écouter ce nouveau professeur improvisé. Du haut de ses 70 ans, ce riche avocat, toujours en activité, me parle de sa communauté, de l’Inde, de la solitude, de sa culture, des femmes, des sikhs, des musulmans, des hindous, des jaïns, des castes, des rites funéraires, des us et coutumes du pays, de l’histoire de l’Inde, de celle du Sri Lanka, du Pakistan, du Népal, du Tibet, en finissant par l’Afghanistan.

Lorsque le propos devient polémique et qu’il ne souhaite pas être compris par ses semblables, il jongle aisément avec le français et l’espagnol.

Il insiste pour m’offrir le chai. Nous en descendons des douzaines de verres.

Malgré le fait qu’il m’ait assuré du contraire, je comprends dans son attitude que ce vieil homme se sent seul. Quelque part, son statut religieux, intellectuel et social est une malédiction qui l’a conduit peu à peu à l’isolement. Cet Indien recherche l’écoute, le respect, l’estime. En ce sens, malgré ses dissemblances avec ses frères, il ne diffère en rien de la totalité des personnes que j’ai rencontrées dans ma vie. Ma présence lui fait un bien fou. Ses yeux sont humides lorsque je finis par le quitter.

Trois heures denses lui ont suffi pour m’apprendre plus de choses sur cette partie du continent asiatique que je n’en ai retenues en des années et des années passées enfermé dans une salle de classe.

Alors que je retrouve les rues ardentes de Mumbai, ce constat me laisse un goût amer en bouche. Que penser de nos sociétés occidentales dégénérées, qui séquestrent nos anciens par milliers en les parquant silencieusement dans des asiles aux noms sucrés ? Nous poussons au rebut nos meilleurs professeurs, leur substituons un système d’instruction national orienté, bancal, et obligatoire, et fusillons par la même occasion l’art de la transmission des valeurs et des savoirs ancestraux.

En faisant le choix conscient d’oublier d’où nous venons et en misant sur des chimères, nous avons en fait fini par nous couper les ailes. Comme si le moindre État avait un jour produit ne serait-ce qu’un seul être réalisé et libre...

Alors que je retrouve les rues ardentes de Mumbai, je mesure la chance que j’ai d’avoir croisé dans ma vie, un jour de février 2014, les pas de l’un des derniers parsis.

Les services postaux : la Poste Restante

Samedi 1er mars 2014. Mumbai. Maharashtra.

Le colis est arrivé. C’est presque une certitude.

Alors que je pousse une nouvelle fois les portes du bureau de la Poste Restante, c’est la même rengaine. Ces gens-là se contentent de lever les yeux de leurs journaux, posent leurs tasses de thé, et font à peine semblant de s’intéresser à ma requête. Devant mon insistance, ils ouvrent trois tiroirs et une armoire vides, avant de m’assurer qu’ils n’ont rien à mon nom. Nulle part.

Revenez dans deux ou trois semaines, mon bon Monsieur. Pas le genre de réponse qui sert franchement la cause du voyageur.

Dépité mais pas vaincu, je sors du bureau pour me retrouver dans l’immense salle de tri où s’affairent des centaines de fourmis. Sur un coup de tête, je décide d’enfiler la casquette de l’étranger lourd, mais poli.

De vieux réflexes d’explorateur urbain remontent à la surface.

Après avoir étudié la pièce sous tous les angles et construit un plan mental du lieu, j’initie un circuit qui m’assurera de n’omettre personne. Je passe de bureau en bureau, et explique avec peine ma situation à ces Indiens qui, bien souvent, ne balbutient pas trois mots d’anglais. Le colis que je recherche semble être tombé dans une faille du système. Près d’une heure plus tard, alors que j’entame la seconde partie du circuit et que je perds peu à peu l’espoir, je pénètre sans y croire dans l’espace consacré aux services financiers.

Soudain, une lumière semble s’allumer dans les yeux de l’un des ouvriers de la chaîne. Il m’invite à m’asseoir, se retourne, ouvre une armoire, et me présente l’objet tant attendu, enfermé derrière une porte en métal des jours plus tôt.

J’hésite entre la joie et la lassitude.

J’attends avec impatience le jour où je pourrai affirmer le contraire en y croyant, mais Mumbai vient de me rappeler que s’il y a bien une chose qui ne change pas où que l’on soit dans le monde, c’est l’incompétence crasse des services postaux publics.

Le monde est petit

Dimanche 2 mars 2014. Mumbai. Maharashtra.

Mumbai. Capitale de Bollywood. Plus de 12 millions d’habitants, hors agglomération. Des bidonvilles, des trains et des rues qui débordent d’Indiens. La nuit s’apprête à faire son entrée sur l’une des plus grandes villes du monde et, accessoirement, l’une des villes les plus propres de l’Inde.

Soudain, au loin, une tignasse blonde dépasse de la foule. Celle de Vincent, l’Allemand rencontré un mois plus tôt à Kodaikanal, dans le Tamil Nadu. Se croiser sur ce trottoir est improbable. J’ai pourtant vécu des expériences similaires des dizaines de fois ces derniers mois.

Plus la distance parcourue par le voyageur est importante, et plus le monde est petit.

Les services postaux : l’empaquetage

Lundi 3 mars 2014. Mumbai. Maharashtra.

En Inde, tout colis doit être empaqueté dans une pièce de tissu avant envoi. C’est la loi. Par effet de rebond, la Poste Centrale de Mumbai est constamment assiégée par une armée de couturiers qui s’enrichissent grâce à cette spécificité du pays de Gandhi.

Un petit colis à transmettre, je fais appel ce jour aux services de l’un d’eux.

Du premier coup de ciseaux au dernier passage de l’aiguille, quelques minutes lui suffisent pour préparer l’objet à l’envoi. Il me demande 90 roupies. Soit plus de 1 euro. Si cette somme est ridicule en France, bien utilisée, elle peut faire des merveilles, ici. Même avec ma tête d’Indien, je dors parfois pour 100, viens de manger pour 30. Je suis sûr qu’il sait comment manger bien pour 3 fois moins. Je le regarde dans les yeux, et éclate de rire. Ses collègues — qui, dans son dos, ont tout suivi de la scène — sont également pliés en deux.

Il me tape sur l’épaule, et bafouille que c’est vrai, comme je suis étranger, il a tenté d’abuser largement. Avant de me faire « un prix d’ami » à… 80 roupies !

Nouveaux éclats de rire dans la zone.

Après avoir passé une trentaine de minutes à rire en partageant le chai, je finis par le quitter en lui laissant 40 roupies. C’est encore bien trop pour le travail réalisé, mais nous avons bien ri.

Alors que je tourne les talons, il fait mine de m’intimider en me rappelant qu’il sait où je dors. Sur le colis, les deux premiers mots qui me sont venus à l’esprit au moment de la rédiger se sont transformés en adresse de l’expéditeur. Obligatoire, elle aussi.

Il l’ignore, mais je n’ai jamais mis les pieds dans le Carlton de la Jumbo Jet Street.

Les services postaux : l’envoi

Lundi 3 mars 2014. Mumbai. Maharashtra.

Sixième.

C’est ma position dans la file qui mène au guichet où je devrais pouvoir déposer mon colis pour envoi. Devant moi, cinq Indiens, qui travaillent pour le même cabinet d’avocats. Tous ont dans les mains une vingtaine de lettres. Au bas mot.

Le guichetier traite les enveloppes une par une, les pèse, retape l’adresse du destinataire sur son ordinateur, avant d’imprimer et d’apposer un autocollant dans le coin inférieur droit de chacune d’entre elles. L’opération prend plus d’une minute par lettre. Je commence à calculer le temps qu’il me faudra pour arriver jusqu’à lui. J’abandonne à mi-course, désemparé.

Devant l’absurdité de cette scène, je me demande si je suis réellement en train de vivre ce moment ou si mon corps est quelque part allongé les yeux fermés, dans une autre dimension.

Il est 18:00. Je dois retrouver quelqu’un à 19:00 à quelques kilomètres de là. Les dernières semaines passées en Inde ne m’ont pas permis de savoir si je peux me permettre de demander aux Indiens qui me devancent si je peux les doubler, sans les offusquer. Alors que j’entretiens peu à peu la discussion avec eux, d’autres Indiens qui me suivent se posent bien moins de questions que moi, et tentent de me catapulter en dernière position. Je les renvoie dans les ronces sans relâche.

Vers 18:30, ce petit jeu attire enfin l’attention du guichetier, qui finit par me prendre en pitié. Je le remercie grandement, et quitte les lieux quelques minutes plus tard. J’arrive pile à l’heure au rendez-vous.

Tout est bien qui finit bien.

Laisser vos traces sur « Il était une fois : l’Inde du Sud »